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Rencontre

Indianiste et philosophe de renom, Daryush Saheyan vient de publier Conscience métisse. On y (re)découvre sa pensée articulée autour du rapport Orient/Occident à la lumière des révolutions arabes. Entretien avec ce libre-penseur, figure de l’intelligentsia iranienne. 

Par Lucie Geffroy
2012 - 04
Dans Conscience métisse, vous évoquez le bouleversement qu’ont constitué les révolutions arabes en 2011 et l’impact qu’elles ont eu sur le monde. Comment avez-vous personnellement vécu ces événements?? 

Je dois avouer que j’ai été très surpris. Je ne m’y attendais pas. Je me suis dit?: enfin, le monde musulman s’éveille?! La terre bouge. L’islamologue Mohammed Arkoun a identifié plusieurs périodes dans les relations entre le monde musulman et l’Occident. Selon lui, il y a d’abord eu le «?Renouveau?» (Nahda)?: les pays islamiques se sont rendu compte qu’ils avaient du retard. Cette période a duré de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1950. Puis il y a eu la période révolutionnaire (Thawra) où les idées marxistes léninistes ont commencé à influencer tous ces pays. On a vu alors émerger le nationalisme, le nassérisme… La troisième serait l’éveil. Il l’appelait l’«?Éveil?» (Sahva). Il ne l’a pas vu parce qu’il est mort avant le 14 septembre 2010. Peut-être assistons-nous actuellement à cette période. Aujourd’hui je me demande comment les choses vont évoluer. Ces pays sont pris entre deux modèles possibles?: le modèle turc, dit de l’islam modéré, et le modèle théocratique iranien. 

Vous expliquez que le mouvement vert en Iran en 2009, survenu en réaction au résultat de l’élection présidentielle, était un signe avant-coureur du réveil arabe. Quels sont les points communs entre tous ces mouvements en Iran, en Tunisie, en Égypte, et en Syrie?? 

Le mouvement vert était inédit car c’était la première fois qu’on utilisait à ce point les réseaux sociaux. D’ailleurs les Américains l’ont appelé «?cyberrévolution?». Depuis, on les utilise partout?: en Russie, en Chine, en Tunisie, en Égypte, etc. Les pays arabes qui se sont soulevés ont en commun un taux de chômage important et une population très jeune?: 60 % ont moins de 30 ans. C’est aussi une jeunesse qui est connectée au reste du monde. Comme disait Michel Serres, cela crée des mutations. Les perceptions ne sont plus les mêmes. Ce sont des mouvements «?rhyzomatiques?», pour reprendre l’expression de Deleuze dans Mille plateaux (1980)?: des mouvements qui vont dans tous les sens, en réseaux, avec une grande interconnectivité. C’est pourquoi ce sont des mouvements modernes, je trouve. 

Quel est l’avenir de l’islam politique selon vous?? 

Je crois qu’il n’a pas d’avenir. Il y a une distinction à faire entre la culture islamique et ce qu’on appelle l’islam politique, qui est une idéologie très influencée par les idées marxistes. Si je prends l’exemple iranien, on s’aperçoit qu’il y a eu plusieurs «?déplacements?» qui ont abouti à l’islam politique. Avant la révolution, la religion avait son propre espace. C’était un espace refuge dans lequel les gens pouvaient se ressourcer. En occupant l’espace public, l’islam est entré dans l’arène des idéologies politiques. Il y a eu en somme un déplacement de l’eschatologie (discours sur la fin des temps) à l’historicisme. On a observé aussi un déplacement anthropologique du concept de l’homme parfait à celui d’homme révolutionnaire. Puis un déplacement de la culture à l’idéologie, et enfin un déplacement des versets miséricordieux aux versets violents, comme si on sanctifiait la violence. 

Vous insistez beaucoup sur le concept de laïcité. «?Pour que l’individualité puisse s’épanouir, il faut que l’homme puisse vivre dans un monde sécularisé?», écrivez-vous. Au Liban, on voit émerger depuis quelques mois des mouvements en faveur de la laïcité. Qu’en dites-vous?? 

Pour sauver l’esprit de l’islam, il faut séculariser les sociétés. C’est paradoxal ce que je dis là, mais je le crois sincèrement. Il faut une société laïque pour évacuer l’islam de l’espace public et le privatiser, le relayer au rang qui était le sien auparavant, celui d’espace refuge. Ce n’est que comme cela qu’on sauvera la dimension spirituelle de l’islam. Dans un espace laïc neutre, toutes les confessions peuvent revendiquer leurs droits et participer au jeu démocratique. 

Vous dites qu’aujourd’hui, nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, des Occidentaux, que la dichotomie Orient/Occident n’a plus de sens. 

Il est clair que les Orientaux et les Occidentaux ont des sensibilités différentes. Si je prends mon propre exemple, je dirais qu’émotionnellement je suis oriental. Il y a des priorités qui sont importantes pour moi, comme par exemple avoir des relations empathiques. D’un point de vue général, il est clair que les grandes civilisations du passé, comme la civilisation islamique qui était à son apogée aux VIIIe et IXe siècles ou les civilisations indiennes ou chinoises, n’existent plus. Elles se sont embarquées dans l’histoire universelle. On vit dans un monde où on voit les mêmes hôtels partout, les mêmes voitures… Les civilisations deviennent des «?territoires existentiels?», des oasis de sensibilités différentes à l’intérieur de cette grande civilisation planétaire. Le concept de «?clash des civilisations?» n’a pas de sens. 

Comment définissez-vous la «?con-science métisse?», et pensez-vous que l’on va vers une conscience ou une civilisation planétaire?? 

C’est une conscience où différents niveaux de représentation du monde s’entrecroisent, s’enchevêtrent, s’emboîtent, et dans laquelle l’homme est à la lisière de plusieurs identités. Pour paraphraser Diderot, on apprend de plus en plus à «?parler de 20 bouches à la fois?». On est tous devenus bricoleurs de nos identités. En Iran, je vois beaucoup de jeunes qui s’intéressent à la fois à l’informatique, au bouddhisme, à Madonna et à l’imam caché. Cela montre qu’il y a un éclatement des valeurs. Chacun voyage d’une culture à l’autre et fabrique son propre espace. On est dans une approche kaléidoscopique du monde. Dans ce contexte, les grandes religions monothéistes ne parviennent plus à nous satisfaire totalement. On observe aussi un intérêt pour le néopaganisme. On s’intéresse aux vieux mythes. On va dans tous les sens. Par ailleurs, on est au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Il y a quelques dizaines d’années, on n’aurait pas eu autant connaissance des massacres perpétrés en Syrie. L’être humain se sent naturellement concerné par tout ce dont il entend parler. Il y a donc forcément une nouvelle conscience planétaire.

Un des concepts-clefs de votre pensée, c’est celui de «?schizophrénie culturelle?» des pays traditionnels. Vous l’avez forgé au milieu des années 1980 dans Le Regard mutilé. Est-il toujours aussi pertinent dans un monde devenu largement multipolaire?? 

Je pense que oui. Mais il y a deux manières de vivre cette schizophrénie culturelle. La première?: vous prenez conscience que vous êtes à cheval entre plusieurs cultures et que ces différentes présences au monde sont tout aussi valables. Vous décidez d’en faire une force et vous devenez alors un être polyvalent. La seconde?: vous êtes écartelé entre deux cultures, et comme vous avez besoin d’être un tout cohérent, vous vous sentez perdu, vous idéologisez votre condition. Je suis parti de ma propre expérience pour forger ce concept. Quand j’étais en Europe, pourquoi je fréquentais plus les Iraniens que les Français?? Parce qu’avec un Oriental, je connaissais le silence communicatif. Avec les Occidentaux, c’est plus difficile, il faut parler toujours, avoir des idées (rires). Autre exemple?: en Iran quand vous téléphonez à quelqu’un, il est immédiatement accessible, alors qu’ici (à Paris), il sort son agenda et vous dit?: on se voit pour un café dans une semaine. Ce sont de petites choses, mais vous savez les grandes différences ne sont pas dans les grandes idées. Dans l’art ou dans le roman, cette schizophrénie peut être très fructueuse. Octavio Paz m’a appris cela?: le réalisme magique provient de l’enchevêtrement de ces différents mondes. C’est le syncrétisme des identités plurielles qui permet un enrichissement de l’homme. 

Vous faites souvent référence à la littérature dans vos livres. Quel est votre rapport aux livres?? 

Oui c’est vrai, j’ai par exemple analysé la naissance d’un mouvement anti-Lumières ou antifrançais dans la littérature romantique allemande puis dans le roman russe au XIXe siècle. J’aime beaucoup la littérature, je lis beaucoup de romans. J’aime particulièrement le romantisme allemand, Novalis notamment qui, selon Herman Hesse, est «?le Mozart de la poésie?». J’aime aussi beaucoup les classiques français comme Diderot et aussi les auteurs russes. Guerre et paix ou Anna Karénine de Tolstoï sont parmi les plus beaux romans du monde. Quant aux Possédés de Dostoïevski, c’est probablement le livre le plus prophétique sur l’avenir de la Russie et du XXIe siècle. Chez les contemporains, je trouve Salman Rushdie très intéressant aussi. Mais finalement, j’ai cette impression qu’on n’a plus de grands romanciers. Proust était probablement le dernier. 

Vous vous définissez comme «?un peu philosophe?». Pourquoi?? 

Oui parce que je ne suis pas un professeur de philosophie. Tous les concepts que j’ai forgés sont issus de mes propres expériences. Il y a une dimension existentielle dans tout ce que j’écris. Prenez Le Regard mutilé?: ce regard est le mien parce que c’est l’histoire de ma conscience malheureuse. Je pense que c’est là que les penseurs de la périphérie, extraoccidentaux, peuvent être originaux?: quand ils racontent une histoire qui est la leur. Moi je ne suis ni un deleuzien, ni un foucaldien, ni un heideggérien, et encore moins un hégélien. Chaque penseur vous ouvre une petite fenêtre. Je suis resté un amateur dans le bon sens du terme, quelqu’un qui aime certaines choses.




 
 
© Albin Michel
« En Iran, beaucoup de jeunes s’intéressent à la fois à l’informatique, au bouddhisme, à Madonna et à l’imam caché. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La Conscience métisse de Daryush Shayegan, Albin Michel, 264 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166