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Élias Khoury, l’optimisme de la volonté
Avec son dernier roman Sinalcohol, Élias Khoury ressuscite les démons de la guerre civile libanaise, déplore la perte des valeurs et décrit l’effondrement de tous les grands récits de la société libanaise.

Par Katia Ghosn
2012 - 01
«Et  Beyrouth fut ! » Dans le Boeing 707 le transportant d’Orly à Beyrouth,
Karim ressentait que la ville qu’il s’apprêtait à rejoindre et qu’il rêvait d’étreindre n’existe pas, ou plus, mais fait « comme si » elle était encore. Vanité des vanités, tout est vanité. Les lieux, comme les êtres, rusent pour maintenir une existence en sursis. Pourquoi ce dermatologue revient-il dans son pays natal après avoir décidé, en pleine guerre civile, de tourner la page et d’oublier sa ville dans les bras d’une autre ? Revient-il dans l’espoir de recoller ses visages multiples, laissés en suspens, de récupérer Hind tout en sachant qu’elle avait épousé son frère entre-temps, ou parce que la vie est une trappe que « l’on ne peut fuir nulle part », ou encore parce que « la vérité se lit seulement à la fin, au moment de la défaite, et seuls les perdants sont capables de comprendre le sens ultime des choses » ? Enterrer ses morts, construire avec son frère jumeau Nassim l’hôpital al-Shifa’ (La guérison) sont les prétextes avoués à Bernadette, son épouse française. Bernadette a pourtant compris que face aux furies de la mémoire qui prenaient possession de son mari elle n’y peut rien et l’abandonne à son destin.

« Sin alcohol », mot espagnol signifiant sans alcool, est le surnom d’un milicien qui semait la terreur à Tripoli dans les années 75-76, connu de tous mais dont personne n’a vu le visage. Il désigne aussi bien l’ombre de la guerre que la part obscure en chacun de nous. Le roman ressuscite les démons de la guerre civile libanaise, déplore la perte des valeurs et décrit l’effondrement de tous les grands récits de la société libanaise, une société qui ne cesse de mourir sans jamais parvenir à renaître de ses cendres. Ce roman clôt, dans l’œuvre de Khoury, le grand chapitre de l’histoire récente du Liban – des années cinquante jusqu’à la fin de la guerre en 1990. Le narrateur ne manque pas de le dire, des tragédies pareilles sont bien dignes d’un roman que seul un Élias Khoury peut écrire. Théâtre de l’absurde ou bouffonnerie ? L’histoire d’Ahmad De Guise, descendant des croisés, en dit long sur le tragi-comique façon libanaise !

Sinalcohol est une grande fresque politique et sociale qui déconstruit les grands récits de la guerre civile libanaise. Comment le roman se construit-il ?
 
Le roman est comme la vie ; il évolue par étapes selon un processus complexe et ne prend sa forme achevée qu’à la fin. Sinalcohol est le fruit de quatre ans de travail. Initialement, le projet était une créature à trois têtes masculines : Karim et son frère Nassim, l’un est militant de gauche et l’autre de droite, et leur père Nasri, un pharmacien au déclin. Les deux frères, très liés l’un à l’autre et ennemis à la fois, s’arrachent l’amour d’une seule femme, Hind. Cet axe central donne naissance à d’autres histoires comme celles de Khaled Naboulsi, Sinalcohol, la Sri-lankaise Mina ou la famille sunnite De Guise… L’apparition d’un nouveau personnage enclenche, à chaque fois, une restructuration de l’histoire. L’écriture est réécriture. L’auteur devrait être vigilant afin de capter la vie qui se déploie dans le roman et la laisser s’exprimer librement. Les histoires naissent les unes des autres et ne se terminent que lorsque l’auteur, saturé, décide d’y mettre fin. La fin est arbitraire, mais les personnages, eux, une fois qu’ils ont pris vie, deviennent réels. Je vis avec eux. Ils occupent mes pensées en permanence. 
 
Karim fuit l’absurdité de la guerre et l’effondrement de tout projet de reconstruction en allant s’installer à Montpellier, en France, où il refait sa vie à zéro en épousant Bernadette. Pourquoi revient-il ? L’intégration est-elle un processus voué à l’échec ?

L’intégration n’est pas la question car, dans le cas de Karim, partir n’était pas un choix libre et voulu. À la mort de Khaled Naboulsi, son compagnon d’armes, il eut très peur. C’est lui-même qui me l’a dit. Et la peur est légitime. Il ne parvenait plus à comprendre le sens de son combat. Tout s’était embrouillé en lui. La guerre l’avait plongé dans l’obscurité et il était devenu comme l’enfant qui a peur du noir. Il se sentait également lâche pour avoir accepté, lui le gauchiste, l’aide financière de son frère Nassim, militant dans le parti chrétien Kataëb. Son départ était une fuite. Il était revenu afin de se réconcilier avec lui-même et parce que Bernadette ne pouvait que lui renvoyer son image d’exilé et d’étranger. L’intégration n’était pas non plus nécessairement vouée à l’échec. Il n’y a pas de déterminisme ni dans la vie ni dans la littérature. Les circonstances l’ont amené à partir, mais ni Nassim par exemple ni moi-même ne sommes partis, et pourtant notre situation n’est pas moins compliquée que la sienne.
 
Hind ne parvient pas à survivre à l’effondrement des valeurs. Est-ce le signe que nul espoir n’est plus permis ?

La femme reflète ce qu’il y a de plus profond dans une société. Elle possède une plus grande sensibilité que celle de l’homme. D’ailleurs la littérature relève, pour moi, du féminin ; ce qui la distingue, entre autres, de la religion, fondée, elle, sur le patriarcat. Hind personnifie les valeurs. Elle ne comprend pas pourquoi Karim l’avait abandonnée, et découvre le mensonge et l’hypocrisie inhérents à l’humain. Sa relation avec sa mère, avec son mari en qui elle cherchait refuge et oubli, ou avec les employeurs de la Sri-Lankaise Mina, brisent sa confiance en autrui. Elle est victime de l’effondrement du système des valeurs, effondrement manifeste non seulement au Liban et dans les pays arabes, mais dans le monde capitaliste dans l’ensemble.

Sommes-nous tous, comme Karim, Sinalcohol ?

Je croyais que Sinalcohol était un milicien de Tripoli. J’étais surpris en découvrant que les camarades de combat de Karim l’appelaient aussi par ce nom qui avait fini par lui coller à la peau. Sinalcohol est l’autre nom de l’étrangeté humaine. L’être humain ne peut échapper à sa condition d’étranger dans le monde. Tous mes romans expriment d’une façon ou d’une autre cette idée. Vous aussi vous êtes Sinalcohol.

Le roman reproche-t-il aux islamistes leur usurpation du discours de la gauche ?
 
Karim est resté attaché aux idées de la gauche, mais quand il découvre comment les islamistes ont transformé le manifeste qu’il avait écrit avec son camarade Dani, en effaçant « Marx » et « la classe ouvrière » et les remplaçant par « l’islam », ses croyances se fissurent. Il y a un glissement d’une idéologie à une autre. Les discours se construisent les uns sur les autres et s’imbriquent. D’ailleurs, dans son livre Origins of Russian communism, Nicolaï Berdiaef montre que le communisme reprend les rituels de l’Église orthodoxe de Russie. Le roman évoque le déclin des idéologies totalitaires. En tant qu’idéologie totalitaire, l’islamisme ne peut se maintenir. Il est vrai que les mouvements de gauche peinent actuellement à trouver un ancrage et se trouvent affaiblis à cause de l’expérience stalinienne et de la politique menée par la Chine et la Corée, cependant il est de notre devoir de revaloriser l’idée de justice sociale dans le monde.

Ce roman revient sur la plupart de vos engagements politiques et sociétaux : lutte pour la cause palestinienne, revendication des droits des travailleurs étrangers, dénonciation de la destruction du centre-ville, etc. Votre militantisme est-il affaibli par les différents constats d’échecs ?

J’aime la vie. Ma relation au temps et aux évolutions historiques obéit, comme le disait Gramsci, au pessimisme de la raison et à l’optimisme de la volonté. Regarder jouer Abdel Baset al-Sarout, le buteur de l’équipe de foot de Homs, me remplit de joie de vivre. Son jeu dégage une énergie vitale. L’action a un sens dans la mesure où elle est une manifestation de la vie. L’optimiste de la volonté prend le dessus sur mon pessimisme et me pousse à m’engager. Malgré une situation peu rassurante, je continue à soutenir les révolutions arabes. Je n’y vois pas de contradiction. Nous savons que l’amour finit, nous continuons à aimer pour autant. L’homme n’obéit pas à sa seule raison, heureusement d’ailleurs, sinon il n’y aurait ni vie ni littérature. 

Le dialectal n’est pas confiné aux dialogues et transforme la syntaxe. Des mots comme 'waynat (lunettes), malhasa (caresser), basa (embrasser) et tant d’autres, dont l’emploi était strictement réservé à la 'ammiyya, font désormais partie de la fusha. Le recours au dialectal est-il nécessaire dans un projet de modernisation de la langue ?

Les langues sont des créatures vivantes. Elles évoluent, prennent de l’âge et peuvent mourir. Les mots sont façonnés par l’histoire et charrient une mémoire. Savez-vous pourquoi nous appelons Venise al-Boundouqiyya ? Parce que, au XVIe siècle, nous y avons importé le fusil. Contrairement à l’idée véhiculée par les orientalistes, la langue arabe n’est ni sacrée ni figée. Lui donner la possibilité d’évoluer est une nécessité vitale. Aujourd’hui, on découvre l’importance du dialectal. Cette tendance n’est pas nouvelle. Déjà au VIIIe siècle, pour comprendre le dialecte de Bagdad, il fallait lire al-Jahiz. Les premiers réformateurs à l’époque de la Nahda ont prôné le retour à la langue de Mutanabbi et du siècle abbasside. La modernisation de la langue doit beaucoup à Ahmad Farès al-Shidiaq et à Maroun Abboud. D’ailleurs l’éloquence (al-fasaha) est un concept mouvant. Ce qui était considéré éloquent dans le passé ne l’est plus maintenant. Comme langage du vécu, le dialectal est, dans certaines situations, plus adéquat à rendre un état ou un geste. Certains disent que je ne sais pas écrire l’arabe ; ces gens-là obéissent à une vision statique de la langue.   

Si vous aviez voulu écrire l’histoire de Karim retournant au Liban dans les années 90, après la fin de la guerre, comment l’auriez-vous imaginée ?

Après la guerre, nous avons subi la mainmise syrienne. Je pourrais imaginer une histoire pareille à celle de Moustafa Khalifé dans al-Qawqa’a (La coquille) : Karim capturé à l’aéroport par les services secrets syriens sous prétexte qu’il avait travaillé avec Khaled Naboulsi devenu militant islamiste, et disparu dans les geôles syriennes. Une histoire de la lutte contre l’oppression qui montre, une fois de plus, que les Libanais n’ont rien appris des affres de la guerre et ratent une occasion supplémentaire pour surmonter leurs divisions et se réunir dans un seul camp contre l’oppresseur.

Et si Karim revenait maintenant ?

Tout le monde l’aurait pris pour un taré car maintenant plus personne ne revient.
 
 
© Maria-Söderberg
« L’être humain ne peut échapper à sa condition d’étranger dans le monde. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Sinalcohol de Élias Khoury, Dar al-Adâb, 2012, 506 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166