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Zoé Valdès, la rumba de l’exil
Quinze ans après le magistral Néant quotidien, Zoé Valdès retrouve son héroïne Yocandra aux portes de l’exil. Dans sa langue brute, chaloupée, épaisse et épicée, de son regard redoutable et juste, mariné à une acide et hilarante mélancolie, Valdès rythme la danse de la liberté et de l’exil.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 07

Zoé Valdès est née le 2 mai 1959 à La Havane. En 1995, lors d’un voyage en France où paraît son roman Le néant quotidien, elle est interdite de retour à Cuba et contrainte à l’exil pour insoumission au régime castriste. Elle vit depuis à Paris en compagnie de son conjoint et de sa fille. Romancière, auteure pour la jeunesse, poète et scénariste, elle a vu ses ouvrages traduits dans une quinzaine de langues. Nombre de ses romans sont des succès internationaux comme La douleur du dollar (Actes Sud, 1997) qui lui a valu le prestigieux prix Planeta, Le Pied de mon père (Gallimard, 2000), Louves de mer (Gallimard 2005) qui a reçu le prix Fernando Lara, ou Danse avec la vie (Gallimard, 2009).

Dans Le paradis du néant paru en mai dernier, nous retrouvons à Paris la jeune écrivaine Yocandra venue « d’une île qui avait voulu construire le paradis et s’est transformée en enfer ». Ses parents, de fervents communistes, l’avaient prénommée Patrie, mais elle s’est réinventé une nouvelle identité en se donnant un autre prénom. Partie de son île à bord d’un radeau, elle transite par Miami avant de joindre Paris où elle habite l’Hôtel de Monaco, immeuble biscornu du Marais où se côtoient Cubains, Brésiliens, Argentins, Russes, Polonais dans leurs exils et leurs excès. Yocandra cherche à s’émanciper du passé, mais même les chiens du quartier aboient avec l’accent de son île. Sa volonté de liberté est farouche et tenace. Elle veut aussi aider sa mère, et Le Nihiliste, son premier amour, restés à Cuba. S’ensuivront rencontres et aventures, rires et déchirures, contés par une romancière qui dissèque goulûment les cultures et les mentalités. Valdès n’a pas la langue dans sa poche : sa littérature est toute d’extravagance crue, à la fois physique et imaginaire ; son univers est fait de griffures et de déhanchements, un brin rococo, un brin pop art, un brin néogothique. Le tout baigné de charnelle nostalgie.

L’exil est au cœur de vos romans. La douleur de vivre loin de Cuba y résonne en continu…

Je n’ai pas quitté volontairement Cuba, ce n’était pas un choix. Lorsque j’y vivais encore, j’avais eu beaucoup de problèmes d’ordre politique. Mon mari était un dissident, j’avais eu aussi des soucis en tant que journaliste et rédactrice de la revue Cine Cubano. En 1995, j’étais invitée en France par l’École normale supérieure pour présenter mon roman Le néant quotidien qui était sorti pendant que j’étais à Paris. Ils ne m’ont pas alors laissée rentrer à Cuba. J’ai toujours dit qu’il faut faire les choses de l’intérieur. Je comprenais bien sûr certains écrivains qui ont dû s’exiler pour pouvoir exister et créer après qu’on les ait empêchés de le faire à l’intérieur. La dictature de Castro dure depuis 52 ans. Cela a donné lieu à de nombreuses vagues de départs. À Cuba, il est interdit de créer à l’extérieur de la pensée communiste et castriste ; la transgression est passible de prison, d’exil, voire de mort. Beaucoup sont morts d’une façon bizarre du jour au lendemain, sans qu’il n’y ait eu nulle enquête ou expertise. Dans un tel contexte, on garde toujours vive la valeur de la vie. En Europe par exemple, on vit dans une situation de privilège malgré le nombre de problèmes qui existent et qu’on peut comprendre certes. Mais il importe aussi de se rendre compte qu’il y a d’autres problèmes d’un autre ordre ailleurs dans le monde, des problèmes qu’on reconnaît ou qu’on ne veut pas connaître. C’est important de faire attention et de penser aussi aux autres.

Avez-vous le rêve de retourner à Cuba ?

J’ai écrit hier sur ce rêve-là. Tous les Cubains, tous les exilés ont ce rêve, mais ce n’est malheureusement pas un rêve réalisable. Comme l’écrit le poète grec Cavafis, l’exilé qui rentre ne retourne jamais à la même Ithaque qu’il a laissée.

Vous défendez « un état poétique de liberté »…

Je crois qu’il y a aujourd’hui une envie de vivre dans le réel absolu, d’avoir tout le temps les pieds sur terre. Mais il faut chercher aussi dans notre esprit des moments d’espace poétique. On sait que la réalité n’apporte pas tout ce dont l’être humain a besoin pour vivre et être libre. Il y a aussi l’imagination et le rêve. C’est important de le montrer aux générations d’aujourd’hui : à l’école on vous parle sans cesse d’ordinateurs et d’Internet, la communication est importante certes, mais il ne faut pas oublier qu’avant tout cela, l’homme n’avait que la poésie, l’imagination, le rêve.

Vous écrivez aussi de la poésie. Que pensez-vous du règne actuel du roman ?


C’est vrai que la poésie est marginalisée, mais il y a des endroits où les gens lisent plus de poésie que de romans. En Orient, et le Liban en est un exemple, on apprécie profondément la poésie ; on dépend de la poésie écrite, mais aussi de celle imaginée par la peinture, la sculpture. Je suis allée il y a un moment déjà en Colombie où il y a une grande manifestation de poètes, dans un parc immense : il peut y avoir jusqu’à 60 000 personnes par séance de lecture, et le public préfère tellement écouter les poètes plutôt que les musiciens qu’il siffle ces derniers à leur passage sur scène. Il reste qu’il y a tout un système d’édition, de diffusion et de promotion où le roman est mis en avant, où on fabrique de faux romans et de faux romanciers.

Vos romans brossent le portrait de femmes remarquables libres de corps et d’âme.

Je brosse aussi le portrait d’hommes formidables. Mon roman L’éternité de l’instant raconte l’histoire d’un homme, biographie romancée du périple de mon grand-père parti de Chine. Il y a beaucoup d’hommes dans mes romans. J’aime dessiner le portrait d’une femme à travers tout ce qui l’entoure, à travers le regard des hommes surtout. C’est vrai que j’aime la fragilité chez les hommes et la force chez les femmes. J’aime beaucoup dire combien on est fortes et combien on est parfois, pardonnez-moi, les plus fortes. Et à des moments critiques, on cherche à nous arracher notre force et on ne reconnaît pas ce qu’est le corps de la femme, sa pensée, tout ce qu’elle représente. Je parle souvent de naissance dans mes romans, mais aussi de solitude, de vieillesse, de désir, de sexe, de plaisir.

La liberté de votre ton osé et cru au sujet du désir a ébranlé plus d’un critique et d’un lecteur, suscitant du désarroi parce que vous êtes justement une femme écrivain…

Je ne crois pas qu’il y ait une littérature masculine et une littérature féminine, mais une bonne et une mauvaise littérature. Je vous donne deux exemples : Flaubert décrivant comme personne l’histoire d’une femme : Emma Bovary, et Yourcenar décrivant comme personne l’histoire d’un homme : l’empereur Hadrien. C’est important pour un auteur d’avoir une sensibilité apte à se mettre dans la peau de l’autre et faire un avec le personnage, à n’être que dans ce mystère de la littérature qui vous transforme quand vous êtes une femme en un homme, et vice-versa.

Vous écrivez : « Paris était une rumba. (…) Paris était un rêve gélatineux sur fond de rumba. » Les grandes villes comme Paris, Miami, La Havane habitent vos romans, et sont presque des personnages…

La Havane est une ville merveilleuse, littéraire. Paris aussi est une ville de la littérature, et ce sont ces villes-là qui m’intéressent, qui peuvent être racontées comme on décrit l’amour et le désir chez une femme. New York, elle, est une ville de cinéma, une ville-homme… J’aime beaucoup découvrir des parts de mon monde intime dans une ville. Cela m’est arrivé à Beyrouth que je n’ai pu lors du premier voyage définir en tant que ville homme ou femme. C’est le jour où j’ai remarqué, sur la partie supérieure de la porte d’entrée d’un immeuble, un autel avec la Vierge de Harissa qui est la Miraculeuse chez nous en Havane – et moi, je suis la fille de la Miraculeuse – que j’ai soudain compris que Beyrouth est une ville-femme. J’ai depuis mieux regardé la nuit de Beyrouth : malgré tout ce qu’on raconte dans la presse, Beyrouth a une vie secrète, très féminine, pas seulement séduisante mais sensuelle. Idem avec La Havane. Cette identité des villes est quelque chose que je ne peux m’empêcher d’écrire, ça m’attrape toujours.

Vous évoquez Beyrouth. Dans votre dernier roman, certains personnages sont libanais ; vous y parlez de la guerre de juillet 2006. Qu’est-ce qui vous lie au Liban ?

J’ai une amie cubaine mariée à un Libanais, et par le biais de cette famille, j’ai rencontré beaucoup de Libanais, je suis allée au Liban et j’ai parcouru ce pays que j’adore. C’est un pays qui vit sans cesse avec une diversité extraordinaire et un drame sous-jacent. On y ressent le désir qu’ont les gens d’exister, de se reconstruire, d’être créatifs, de travailler, de penser à l’avenir.

Vous avez une vision intérieure de notre pays.

Je ne me fais jamais des visions touristiques, médiatiques ou idéalistes d’un endroit. Quand je voyage dans un pays, c’est pour le connaître.

Vos romans sont ouverts, explosés par le métissage des personnages, des lieux, des cultures, et en cela vous réussissez à conjuguer la multitude à l’intime…

C’est parce que je suis havanaise ! Une femme havanaise est comme cela : secrète, intime, mais elle s’ouvre parfois, elle se lâche, elle raconte, s’exprime par son corps, sa manière de marcher, de bouger. On est très explosive puis très solitaire. Les femmes havanaises aiment beaucoup la mer.





 
 
D.R.
« La femme havanaise est secrète, intime, elle s’ouvre parfois, elle se lâche, elle raconte, s’exprime par son corps, sa manière de marcher, de bouger »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Paradis du néant de Zoé Valdès, JC Lattès, 2011, 320 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166