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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Journaliste et romancière, May Menassa était un exemple de dévouement à la culture. Son jugement fin, sa belle plume, sa rigueur et sa disponibilité ont fait d’elle l’une des figures de proue de la critique au Liban. Son dernier livre, L’Enfant aux yeux pleins de larmes, paraîtra le 28 mars prochain chez Erick Bonnier. En hommage à cette écrivaine inoubliable, nous publions ici un texte en prose et un récent poème écrits par sa sœur, Vénus Khoury-Ghata.

Par Vénus Khoury-Ghata
2019 - 02
Bizarreries de la mémoire, mon premier souvenir de ma sœur n’est pas lié à un vécu mais à une photo, la seule sauvée des misérables archives familiales?: May y est en première communiante, moi en ange qui déploie ses ailes jusqu’au ciel.

Soixante-cinq ans ont passé, la petite communiante devenue journaliste célèbre, écrivain connu, mère de dix romans et grand-mère comblée de deux petites-filles garde toujours le même visage enfantin creusé de deux fossettes et ce regard inquiet qui interroge le monde.

Enfant, à la moindre dispute avec le père et le fils, May se réfugiait dans un coin attendant la fin de la tempête alors que l’ange de la photo se métamorphosait en diable, en justicier.

Rebelle aux diktats du père, je lui criais ma haine, transformant une simple dispute en brasier, en incendie. 

Face aux colères paternelles intempestives, je me surprenais rêvant d’un père tolérant, grandiose. Celui qui prétendait l’être m’ayant simplement adoptée. Pensées fugitives comme vol d’étourneau mais qui n’effleuraient jamais ma sœur. 

May accepte les êtres tels qu’ils sont, ne cherche pas à les changer, mais à se changer elle-même pour mieux les comprendre. Les mériter. 

«?Faux, objecte une amie commune. May donne l’impression de se soumettre. Seule l’écriture, les livres, la musique importent à ses yeux, tout le reste est secondaire.?»

Discrète, effacée, elle l’est restée plus tard malgré son image de tous les soirs à la télévision qui fit d’elle une star du petit écran. Les passants qui se retournaient sur elle dans la rue ne la distrayaient pas de son vrai objectif?: ÉCRIRE.

«?Envoie-moi des livres, les derniers parus?» était sa seule demande quand je pensais robe, parfum, tout ce dont rêve une femme. 

Travailleuse infatigable, elle suivait son chemin avec calme et détermination?: devenue journaliste, elle épouse son premier amour, lui fait un enfant, sûre de passer sa vie avec lui, l’aurait fait sans la réalité qui s’imposa à elle un jour. Elle était seule à croire à leur couple. 

Ses biens réduits à quelques livres et à sa guitare, elle partit sans un seul regard en arrière, sans demander son reste. 

«?Méfiez-vous de l’eau qui dort?», dit le proverbe, mais l’eau dormante dans ce cas précis ne réclamera jamais son dû.

Pas de reproches, pas de revendications. Une fille faite du silence. Un silence qui parle dans ses romans, dans ses éditoriaux et ses interventions à la télévision, l’agneau devenant louve, l’étincelle volcan, le ruisseau fleuve torrentiel. 

Seule avec ses livres et sa guitare, elle fit son nid dans une banlieue loin du beau quartier où elle vécut jusque-là, transforma un bout de terrasse en jardin luxuriant. Entourée de chats sans maîtres venus de toutes parts, elle écrivait à l’ombre de sa treille qui s’allongeait au même rythme que la liste de ses romans. Huit en huit ans, salués par la presse et qui ont trouvé leur public fidèle. Un grand public.

Écrivait tant que le jour était jour, à la lueur de la bougie lorsque les bombardements coupaient l’électricité, dans son rez-de-chaussée envahi par ses voisins qui déferlaient chez elle, les étages plus exposés que le reste.

C’était la guerre, traverser le ring de la mort deux fois par jour pour se rendre à son bureau au Nahar revenait à affronter la mort. 

Visée deux fois par des snipers, elle fut quitte avec un pare-brise explosé et un pneu crevé. Nullement découragée, elle reprenait le même chemin le lendemain et tous les jours qui suivirent. 

Brave petit soldat, elle forçait les barrages pour s’enquérir de nos parents encerclés par les batailles que se livraient les milices de tous bords dans le quartier de Ain el-Remmaneh, et pour rendre visite à l’autre bout de la ville à notre frère poète interné depuis des décennies dans un asile psychiatrique. 

Plus fragiles que le reste des humains, les poètes (l’histoire ne manque pas d’exemples) tournent à la folie comme l’eau peut tourner au gel. 

On vieillissait plus vite qu’ailleurs dans la maison paternelle. 

Prendre ses responsabilités n’effrayait pas, n’effraie toujours pas, ne décourage pas. Assumer est le mot d’ordre, accepter les coups du sort sans se révolter, laisser passer l’orage et surtout s’entraider. 

May m’a empêchée de couler après le décès de mon mari Jean Ghata. Elle a passé un mois à mes côtés à Paris. Protéger ma fille Yasmine de mon désespoir était sa priorité. 

Maternée par ma petite sœur, j’ai tenu bon tant qu’elle était là.

Elle partie, j’étais en miettes.

Rentrée au Liban, May avait emporté les murs de notre appartement avec elle. Tout m’effrayait. 

«?Reviens?», je lui criais tous les soirs au téléphone à travers mes sanglots. J’aboyais. 

Comment revenir? Sa vie était là-bas dans ce pays qu’elle défendait bec et ongles contre ceux qui voulaient le détruire. Elle l’aime alors que je m’en suis détachée, dérivante île entre deux langues et deux continents, accrochée à une seule image, celle de Bcharré, seul lieu de bonheur de mon enfance.

Sachant mon attachement à ce village, May trouve moyen de s’y rendre chaque quelque temps avec mon fils Ghassan pour m’envoyer des photos de la maisonnette de notre tante institutrice au cœur d’une plantation de pommiers. Photos ordinaires pour d’autres, magiques pour moi. 

Il me suffit de fermer les yeux pour entendre les femmes s’interpeller du haut de leurs terrasses. Leurs draps secoués à grands coups font fuir les oiseaux prêts à picorer le maïs qui sèche sur les toits, les lampes tempêtes brandies face aux ténèbres font reculer les renards qui tournent autour des poulaillers. 

Ma sœur et moi, deux vies enchevêtrées l’une dans l’autre, deux écritures aussi. Il m’arrive de croire que j’ai écrit mon œuvre en arabe et qu’elle a écrit la sienne en français, il m’arrive aussi de me dire que les ailes d’ange de la photo auraient mieux fait de surmonter l’épaule cassée et tant de fois opérée de May, non la mienne. 
 
 
À May

Quel est mon nom demandes-tu aux murs penchés sur toi

Ton nom d’eau et d’écume aussi grand qu’un crayon à papier
Ton nom si petit s’effraie
Avec quels doigts attraper ses trois lettres éparpillées sur la pierre
Avec quelle main faire signe aux murs de pas s’inquiéter
Illisible la page où je t’écris
Je t’écris parce que tu ne peux pas écrire
Que tu récites sans te tromper l’alphabet du néant

Je t’écris sans écrire 
Les passants piétinent mes mots
Mes consonnes sont rêches
Mes voyelles sont nues

Je t’écris pour éteindre le feu qui dévore mes doigts dès qu’ils touchent ton nom
Dieu de l’oubli
Dans quelle poche gardes-tu ceux qui partent
Et pourquoi permets-tu que l’on se souvienne

Vénus Khoury-Ghata 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166