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Autour du roman arabe
Organisé par l’Association libanaise des arts plastiques Ashkal Alwan, ce premier colloque du genre a réuni, malgré les difficultés, un grand nombre d'écrivains arabes et de traducteurs. Si l'écriture est devenue plus libre, la censure continue à faire des victimes. état des lieux...

Par Tarek Abi Samra
2016 - 05
«Nous n’avons pas imaginé (…) quel genre de difficultés nous allions rencontrer en essayant de réunir des écrivains arabes à Beyrouth. » C’est par ces paroles plutôt sombres que Christine Tohmé a ouvert le « Colloque autour du roman arabe » organisé par l’Association libanaise des arts plastiques Ashkal Alwan. Fondatrice et directrice de cette association, Tohmé a ajouté sur le même ton quelque peu désabusé : « Des obstacles insoupçonnés s’accumulaient jour après jour, nous dévoilant, dans le détail, le piètre état de notre monde arabe actuel. » Beaucoup d’écrivains se sont trouvés dans l’impossibilité de participer à ce colloque, a-t-elle expliqué : le Yéménite qui ne pouvait quitter sa ville assiégée ; le Koweïtien dont les autorités de son pays lui ont recommandé au dernier instant de ne pas s’aventurer au Liban pour des raisons sécuritaires ; l’Égyptien emprisonné à cause de son roman ; la Palestinienne interdite d’entrée en territoire libanais ; enfin, la Syrienne obligée de demeurer dans sa terre d’exil jusqu’à l’obtention de son permis de résidence. 

Le roman comme genre littéraire dominant
 
Malgré de telles entraves, le colloque qui s’est tenu à Beyrouth du 29 avril au 2 mai a réussi à regrouper une trentaine de participants, parmi lesquels des grands noms du roman arabe et libanais. À l’origine de cette entreprise, il y aurait une constatation factuelle, un phénomène culturel assez récent dont la signification a besoin d’être élucidée : l’accroissement quantitatif sans précédent de la publication des romans dans le monde arabe. Il n’existe pas des statistiques sur cette question, mais on pourrait estimer, en se basant sur le nombre des soumissions aux prix littéraires, qu’entre six-cents et mille romans arabes sont publiés chaque année, tous pays confondus. 

Dans son intervention au colloque, le romancier libanais Hassan Daoud a qualifié cette transformation de « gigantesque », ajoutant qu’une décennie plus tôt, il considérait « la parution d’un nouveau roman comme une sorte d’événement littéraire. » Selon Daoud, il était possible, dans les années 1980, d’avoir un aperçu à la fois global et précis de l’ensemble de la production romanesque arabe, tandis qu’aujourd’hui, face à la prolifération vertigineuse de ce secteur et l’éclosion perpétuelle de nouvelles manières d’écrire influencées par une multitude de courants littéraires, nul ne peut raisonnablement avoir la prétention de définir ce qu’est actuellement le roman arabe.

Voici donc la poésie, le genre littéraire arabe par excellence, définitivement détrônée – au moins quantitativement –, pourrait-on dire. Quelles seraient les causes, probablement nombreuses et complexes, à l’origine de ce bouleversement ? C’est à cette question que le romancier irakien Ali Bader a presque exclusivement consacré sa contribution. Selon l’auteur de Papa Sartre, le début des années 1990 a été une époque critique durant laquelle le roman s’est progressivement mis à occuper la place de la poésie dans le champ culturel arabe, pour enfin devenir le genre littéraire dominant. C’était la période de la fin des grandes idéologies arabes modernistes comme le nationalisme et dont l’un des porte-paroles était spécifiquement la poésie ; cette dernière était en quelque sorte une incarnation du concept de la nation, explique Bader, alors que la prose romanesque qui l’a remplacée a propulsé sur l’avant-scène l’individu de même que les groupes marginalisés de la société.


Le miroir des sociétés disloquées
 
Lors du colloque, Élias Khoury a fortement contesté les propos d’Ali Bader. Khoury accepte cependant l’idée qu’il y aurait une certaine relation entre la chute des grandes idéologies et l’accroissement de la production romanesque, puisqu’il affirme que la guerre civile libanaise a joué un rôle primordial dans l’apparition d’une nouvelle génération de romanciers dans notre pays. La guerre a brisé le grand récit mythique, national et hégémonique relatif au Liban, a ajouté Khoury, contribuant ainsi à l’émergence d’une multitude de récits fragmentés et parfois contradictoires, ce dont le roman, caractérisé par une polyphonie, a largement bénéficié. 

Le rapport du romancier aux drames de sa propre société évoqué par Khoury, a constitué le point central de la contribution de l’Irakien Ahmed Saadawi. Selon l’auteur de Frankenstein à Bagdad (Booker arabe 2014), un romancier originaire de pays aujourd’hui dévastés comme la Syrie, le Yémen ou l’Irak, est souvent confronté, dans son travail, au problème suivant : constamment sollicité à donner ses opinions sur les événements brûlants et tragiques, se sentant même tenu, en tant qu’intellectuel, de prendre part aux débats publics, il doit toutefois faire en sorte que son écriture romanesque ne se transforme pas en un compte rendu presque journalistique ou un simple commentaire sur l’actualité politique et sociale. La seule issue possible d’après Saadawi, c’est que le romancier prenne ses distances et s’éloigne, au moins temporairement, de l’espace public, malgré le sentiment de culpabilité qu’un tel choix pourrait occasionner.
« Comment parler du roman syrien tandis que les cadavres sont là, étalés devant mes yeux ? » s’est demandée Maha Hassan, romancière syrienne résidant en France. Hassan considère que les catastrophes ayant déferlé sur son pays ont généré une nouvelle étape dans l’histoire du roman syrien. Peu après 2011, ce dernier est entré dans une période d’expérimentation où les récits, accolés à l’actualité qu’ils tentent de chroniquer, s’occupent presque exclusivement de destins collectifs. Selon Hassan, il résulte parfois de cette nouvelle tendance des romans écrits avec hâte, à la construction quelque peu fragile, et qui ont surtout une fonction de documenter la réalité.

Les ateliers d’écriture
 
Que peuvent apporter les ateliers d’écriture aux écrivains débutants ou même à ceux qui ont déjà été publiés ? L’intervention de Najwa Barakat s’est focalisée autour cette question, et sa réponse donne une vision catastrophique de l’état de la littérature arabe contemporaine. Barakat, qui dirige depuis sept ans l’atelier « Comment écrire un roman », affirme qu’une très grande partie des romans actuellement publiés dans le monde arabe, y compris ceux qui obtiennent des prix littéraires, souffrent de défauts majeurs, que ce soit dans leur construction ou architecture globale, dans leur style souvent pesant, ou dans leur recours à un sentimentalisme excessif. Selon Barakat, la source de ces fléaux est une conception de l’écriture excessivement centrée sur la notion de l’inspiration, qui exclut tout travail « artisanal » sur le texte ainsi que toute réécriture ou révision. Un atelier ne crée pas un écrivain, ajoute-elle, mais aide celui qui possède un réel talent à outrepasser ses propres limites en lui permettant d’accéder à un regard critique vis-à-vis sa propre écriture.

L’éternelle question de la traduction
 
La traduction des œuvres d’un écrivain arabe est souvent considérée comme un signe de réussite. Selon Jabbour Douaihy, « l’écrivain arabe est davantage hanté par l’obsession d’être traduit que les écrivains employant d’autres langues. Nous nous comportons, poursuit-il, comme si l’arabe était une langue minoritaire. » Douaihy précise que le choix des œuvres à traduire par les maisons d’édition se fait fréquemment selon des critères ayant plus de rapport avec le marché économique qu’avec la valeur littéraire des textes, donnant souvent la préférence à des romans allant dans le sens des attentes des lecteurs. C’est ainsi que la représentation de la femme arabe comme victime est une image stéréotypée qui séduit beaucoup d’Occidentaux. 

Samuel Chamoun, cofondateur de la revue Banipal consacrée à la traduction de la littérature arabe contemporaine, est plus optimiste. Selon cet écrivain et romancier d’origine irakienne, la littérature arabe est de plus en plus traduite en Europe : on est passé de quatre livres traduits par année en Angleterre dans les années 1970, à une quarantaine actuellement. 

La traductrice italienne Elisabetta Bertoli partage le même optimisme : malgré le nombre assez réduit d'ouvrages arabes traduits chaque année en Italie, l’accumulation a joué son rôle et le lecteur italien dispose actuellement d’une riche bibliothèque de littérature arabe contemporaine.

Le roman a-t-il encore des tabous à briser ?
 
Dans son intervention, le romancier et universitaire tunisien Chucri Mabkhout affirme que la question de la censure, voire celle de l’autocensure, se pose souvent à l’écrivain durant son travail. L’auteur de L’Italien (Booker arabe 2015) explique que le romancier, en abordant durant la rédaction des ses œuvres des sujets tels que la sexualité et le corps, ne peut pas complètement s’abstraire de la réception éventuelle de ces thématiques par les lecteurs. Même s’il essaie de la négliger, cette préoccupation finit par s’imposer à lui. 

Quant au romancier égyptien Mahmoud el-Wardani, il a catégoriquement déclaré que le roman arabe n’a plus aucun tabou à briser : « Le roman a maintenant d’autres missions : il s’est déjà libéré (…) et la question des tabous ne se pose même plus. » El-Wardani précise cependant que les sociétés arabes n’ont pas encore atteint le même degré de liberté, loin de là, puisque leurs institutions pratiquent encore farouchement la censure, envoyant parfois certains écrivains en prison, comme c’est le cas du jeune romancier égyptien Ahmed Nagy, condamné à deux ans de prison pour « offense à la morale publique » à cause de son roman L’Usage de la vie. 

En effet, Ahmed Nagy était l’un des invités à ce colloque, mais sa sentence l’a bien évidemment empêché d’y participer. Une place lui a été réservée lors du panel auquel il devait prendre part, et durant lequel d’autres participants ont procédé à la lecture de deux passages de son roman condamné. Ce modeste hommage qui lui a été rendu est la preuve que si le roman a dépassé beaucoup de tabous, les sociétés arabes souffrent encore de trop d’interdits qu’elles devraient briser.


 
 
© Julien Hassan Chehouri, courtesy Ashkal Alwan
 
2020-04 / NUMÉRO 166