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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Geuthner, des éditions au service de la connaissance de l’Orient
L’histoire des éditions Geuthner est étonnante. Considérée comme l’une des plus importantes maisons d’érudition au monde, elle publie surtout des livres spécialisés dans l’Orient. Menacée de fermeture, elle est sauvée par un groupe de bibliophiles libanais. Enquête, rue Vavin, sur une maison pas comme les autres.

Par Nicole HAMOUCHE
2006 - 12
Créée en 1901, la maison d’édition et librairie orientaliste Geuthner porte toujours le nom de son fondateur. Mais celui-ci a cédé sa place, il y a 8 ans, à un groupe de bibliophiles franco-libanais dont Myra Prince, architecte et sociologue de formation, qui a choisi de prendre en main le destin de cette maison moribonde. À l’origine de cette initiative ?  Un livre de 1864 pesant 10 kg et comprenant 70 lithographies : La Mission de Phénicie d’Ernest Renan. En 1998, Fayza el-Khazen, fondatrice de la maison d’édition Terre du Liban, demande à Myra Prince de l’aider dans son projet de réédition de cet ouvrage qu’elle avait acquis en 1979 auprès des éditions Geuthner. Confrontée à des problèmes techniques en raison de l’ancienneté du document, Myra est amenée à fréquenter régulièrement le siège de Geuthner, rue Vavin. Elle se rend alors compte de la fragilité financière de l’établissement et s’en émeut : comment laisser partir un tel temple du savoir ? À la demande de  Frédéric Geuthner, le fils du fondateur, elle lance aussitôt un appel au secours auquel répondent surtout des bibliophiles libanais dont Rami Corm, Fouad el-Saad, Jeanine et Antoine Maamari, Ghassan Tuéni... Bien que les fonds injectés soient plutôt symboliques, Myra Prince va  faire du redressement de l’entreprise son objectif. Elle sait pertinemment que « la réputation de Geuthner est mondiale, celle de ses clients aussi  », mais que l’image de la maison est un peu « désuète ». Elle décide donc de la « dépoussiérer », « d’opérer un passage en douceur entre l’orientalisme et les éditions orientales. L’Orient n’est pas assez connu : l’orientalisme correspond à une connaissance de l’Orient par la seule approche colonialiste ». C’est dans cet esprit qu’elle s’attelle à la tâche : 138 titres ont été édités depuis la reprise de Geuthner. Plusieurs chantiers sont menés de front : la réédition de grands classiques comme les œuvres d’Ibn Khaldoun, l’édition de manuels de langues anciennes comme le sumérien ou l’ougaritique – Geuthner est seule au monde à les éditer en français, ouvrages généralement demandés par les chercheurs au Collège de France ou à l’École des hautes études de sciences sociales... Quant aux ouvrages collectifs, ils rassemblent des actes de colloques ou des contributions de différents chercheurs et penseurs, dont de nombreux Libanais comme Gérard Khoury, Jad Hatem, Aida Kanafani-Zahar ou Georges Corm...
    
Éditrice de livres et de revues

À côté des livres, Geuthner édite une douzaine de revues dont Syria, revue d’art oriental et d’archéologie, créée en 1920 et publiée en collaboration avec l’Institut français du Proche-Orient, et une revue d’égyptologie, De Kêmi à Birit Nari, « KBN » pour les intimes, publiée dans la continuité de Kêmi, revue de philologie et d’archéologie égyptiennes et coptes. Par ailleurs, différentes coéditions sont entreprises avec Dar an-Nahar, avec des organismes universitaires comme les PULIM (Presses Universitaires de Limoges) ou avec Maisonneuve, son unique concurrent... Ainsi, Myra Prince poursuit-elle l’entreprise de Geuthner « dans un souci de continuité de la tradition d’érudition », mais en allant plus loin que son prédécesseur. En plus des ouvrages pointus, réservés à une certaine élite, elle a réussi à élargir l’offre de la maison pour servir un public éclairé mais pas forcément spécialisé, tout en préservant le même esprit de « haute couture du savoir. » C’est ainsi que l’on trouve chez Geuthner des livres sur les harems marocains, sur les noms arabes des étoiles ou encore la biographie de Hatshepsout, femme pharaon...

Ce travail de titan est entièrement l’œuvre d’une seule femme : l’entreprise n’a pas les moyens de recruter. Tous les ans, vingt ouvrages sont édités. L’établissement bénéficie du soutien du Centre national du livre qui octroie aux éditeurs, pour un maximum de neuf parutions par an, des prêts sans intérêt sur six ans qui couvrent  entre 25 % et un tiers du coût de l’ouvrage.  Cette contribution appréciable ne suffit toutefois pas à porter la maison là où Myra Prince rêve de la mener. De par ses efforts, elle a certes permis à l’activité de s’autofinancer, mais la maison reste sous-capitalisée et les vraies questions demeurent : cette activité est-elle viable en l’état, avec des tirages limités de 500 à 1 000 exemplaires ? Ayant constaté ce qu’une architecte dans l’âme peut faire d’une structure rare comme celle de Geuthner, ceux qui ont « la passion de l’intelligence des autres » ne devraient-ils pas se mobiliser pour mieux la soutenir ?



De notre envoyée spéciale à Paris
Nicole HAMOUCHE
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166