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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Deux ans après le Goncourt, Jérôme Ferrari revient sur le devant de la scène littéraire avec un roman court et singulier dont le sujet autant que le point de vue surprennent et séduisent.

Par Georgia Makhlouf
2015 - 07
Le personnage central du Principe, le dernier roman de Jérôme Ferrari, est le physicien allemand Werner Heisenberg qui élabora le célèbre « principe d’incertitude » alors qu’il n’avait que 25 ans, avant de jeter les bases de la mécanique quantique et de recevoir le prix Nobel de physique en 1932. Heisenberg a néanmoins sa part d’ombre, lui qui resta en Allemagne et accepta de bâtir un « îlot de stabilité » où la recherche scientifique pourrait se poursuivre alors que l’Allemagne nazie entraînait l’Europe dans l’horreur. La gageure tient ici à la grande rigueur du parti pris qui aborde Heisenberg du point de vue non de sa biographie mais de sa pensée, non de sa psychologie mais des fulgurances de ses découvertes et de la philosophie qui les sous-tend. L’extrême beauté de la langue est mise au service d’une intelligence poétique de l’expression qui seule permet d’aborder le continent inconnu et sauvage de la physique quantique. Ferrari applique le principe d’incertitude à la structure de son roman, à la construction de son personnage, au déploiement de son écriture. Plongée fascinante dans une expérience romanesque qui se déploie hors des sentiers battus.

Pour votre dernier roman, vous avez fait le choix d’un sujet a priori très éloigné de votre territoire habituel. Est-ce l’effet Goncourt ? Est-ce plus généralement une volonté de sortir de la fiction ?

Je pense qu’il s’agit d’un éloignement géographique principalement, guère plus. Mon premier roman avait déjà pour sujet la physique quantique. Dans Aleph zéro, je mettais en scène un jeune professeur hanté par l’inanité de toute chose et qui cherche dans les lois physiques et mathématiques une logique au chaos ambiant. Mon attirance pour le sujet est donc déjà ancienne et j’ai énormément lu là-dessus. La physique quantique est un domaine intellectuellement très puissant puisqu’elle remet en question notre façon de penser la réalité. Je m’étonne qu’on n’en parle pas davantage et dans le même temps, je ne m’étonne pas tant parce que, s’agissant d’un domaine terriblement contre-intuitif, il est très difficile à appréhender. Disons aussi que la physique quantique nous mène vers une réflexion sur le langage qui débouche de façon naturelle sur des problèmes littéraires et philosophiques passionnants.

Cette question du langage est en effet au cœur de votre livre qui est traversé par la difficulté de dire, de trouver les mots justes. 

Le défi face auquel nous met la physique quantique tient justement à ça : comment penser un nouveau paradigme dans les termes de l’ancien. C’est impossible parce que l’ancien paradigme est celui-là même qui structure notre pensée. On ne peut pas, et néanmoins on doit le penser, ce nouveau paradigme. Or dès qu’on quitte les mathématiques, on se retrouve sur le terrain du langage commun qui est incapable de fournir les concepts et les mots adéquats. De la même façon, le narrateur est confronté à l’impossibilité de trouver son écriture, il est en échec.

Vous vous êtes situé sur le terrain d’une difficulté extrême, puisque non seulement vous abordez la philosophie de la physique quantique, mais vous choisissez un personnage principal qui a réellement existé et vous vous interdisez de romancer sa vie ou de lui prêter des paroles qu’il n’aurait pas prononcées. 

Je dirai que je me suis donné des contraintes mais que celles-ci ne rajoutent pas nécessairement à la difficulté ; elles me permettent au contraire d’éviter des écueils. Romancer les pensées ou les souvenirs d’un physicien génial aurait été non seulement très difficile, mais m’aurait fait prendre le risque constant de la niaiserie. Je ne voulais pas non plus refaire une biographie, il en existe déjà. Inventer un personnage de savant me paraissait en outre déontologiquement impossible. Donc oui, mon projet était ambitieux, je n’étais pas sûr de pouvoir le mener à bien et je me suis trouvé en grande difficulté par moments.

Quelle était votre intention finalement ?

Je voulais faire un roman sur le langage, c’était là mon idée première, et même si le roman n’est pas que ça, c’était le point de départ. C’est la pensée de Heisenberg qui m’intéresse et le type d’intimité que je recherchais avec lui est une intimité intellectuelle, non une intimité affective. Heisenberg a écrit beaucoup de livres non techniques, il jugeait très important que les problèmes posés par sa discipline puissent être compris par des non-spécialistes. Je voulais donc mener non pas une réflexion mais une expérience de langage à partir de la pensée de Heisenberg, sur la difficulté de lier les choses et le langage sur les choses. Les deux phrases que j’ai mises en exergue disent bien que c’est là que se situe le projet du livre.

Parlons donc de ces exergues et en particulier de celle de Niffari. Nous sommes là au coeur de la poésie soufie. 

La similitude entre la physique quantique et la poésie soufie m’a frappé. Dans les deux cas, on est confronté à la difficulté de lier les choses et le langage qui les exprime. L’idée d’une réalité qui ne se laisse pas saisir dans le langage, la prise en compte des contradictions – une chose qui est elle-même et son contraire – sont des problèmes posés par la physique quantique et qu’on retrouve chez les poètes soufis. Niffari l’exprime si bien lorsqu’il parle de « tombe de la raison » : on est dans un domaine excessivement rationnel et néanmoins le langage y est en faillite. Les physiciens n’écrivent pas de poésie mais ils utilisent la langue comme les poètes, dans un but similaire : dire quelque chose qui ne peut être dit qu’indirectement.

Mais est-ce bien d’un roman qu’il s’agit ? Ne serait-on pas plus proche d’une méditation, d’un essai ?
 
Il s’agit bien d’un roman, et je ne suis pas certain que ce soit l’aspect fictionnel qui soit la caractéristique constitutive d’un roman. Quand on lit un roman, on ne sait jamais ce qui relève de la fiction, le lecteur ne peut en décider, seul l’auteur le sait. Dans ce cas précis, la fiction ne se situe pas du côté du personnage principal mais du côté du narrateur. 

Ce narrateur serait-il un peu votre double, à l’instar du personnage de Mathieu dans Le sermon sur la chute de Rome ?

Ce sont tout deux de faux doubles. Mathieu avait en commun avec moi un parcours sociologiquement très répandu. Ici, le narrateur a aussi en commun avec moi un parcours et des lieux d’ancrage. Par exemple, il est chef d’entreprise à Abou Dhabi, ce que je ne suis certes pas ; je me suis contenté d’y enseigner la philo. 

Tout deux sont néanmoins dans l’échec, on assiste à leur chute. Et c’est aussi peut-être encore la fin d’un monde. 

Oui, je me reconnais dans cette idée de la description d’une chute. Quant à la fin d’un monde, je ne crois pas que ce concept rende compte de ce qui se passe dans cette aventure scientifique. La bombe atomique est pour moi la conclusion cynique et tragique d’une belle histoire. Elle est la conséquence de travaux théoriques qui ne se préoccupaient absolument pas d’applications pratiques. Les savants qui travaillaient dans le domaine de la physique quantique dans les années 20 et 30 étaient même assez méprisants vis-à-vis des soucis pragmatiques, ils ne baignaient pas dans le même univers intellectuel que le nôtre où les choses n’ont de valeur que si elles peuvent déboucher sur des applications pratiques. C’est donc tout à fait triste que des gens qui avaient cet état d’esprit là aient permis, in fine, l’invention de la bombe atomique. 

On a reproché à Heisenberg une position ambiguë vis-à-vis du nazisme : il n’a pas quitté l’Allemagne, il a continué à œuvrer dans le cadre du programme nucléaire allemand. Dans votre roman, vous ne cherchez pas à le dédouaner.

C’était là l’un des autres écueils possibles de l’écriture : un roman ne peut être ni un réquisitoire ni une plaidoirie, sinon on court à l’échec. Il me fallait rester dans l’incertitude. En tant qu’individu, je suis certain qu’il avait pris ses distances ; des textes écrits en 1942 et 1943 laissent deviner assez clairement son attitude vis-à-vis du régime nazi et de ses valeurs : par exemple, il se réfère de nombreuses fois au groupe de « La rose blanche » qui avait écrit contre Hitler six textes magnifiques avant que ses membres ne soient arrêtés et décapités. Et je crois que l’échec du programme nucléaire allemand, qui prend un retard considérable et objectivement incompréhensible par rapport au programme américain, ne peut avoir d’explication que psychologique : la défaillance de désir des physiciens allemands. Il m’apparaît donc impossible que Heisenberg ait voulu faire une bombe atomique pour Hitler. Ce n’est pas une certitude objective mais une conviction intime. Néanmoins, en tant que romancier, j’ai choisi de rester dans l’incertitude. C’était une question de principe. Je ne connais pas de roman à thèse réussi. 

Vous citez dans votre roman une phrase d’Heisenberg dans laquelle il écrit qu’il n’est pas de bonheur plus haut que « la conscience d’être chez soi ». Outre qu’elle est très belle, il me semble que cette phrase parle aussi de vous. 

Cette citation est en effet le cœur du roman et l’une de ses phrases originaires. Je l’avais recopiée et ce faisant, il m’avait semblé qu’elle formulait le projet-même du roman. Et ce projet était de rejoindre Heisenberg, de rejoindre quelqu’un dont je suis très loin. J’ai beaucoup d’empathie pour lui et cette phrase me touche beaucoup. Le terme allemand utilisé est « heimat », très beau mot proche de « home » et intraduisible en français. Il contient la notion de racines, de maison, de chez soi. Mais il a été défiguré par l’utilisation systématique qu’en ont fait les nazis. La façon dont l’usage politique cause des dégâts sur une langue m’intéresse beaucoup. La politique pourrit la langue, c’est-à-dire qu’elle fait à la langue l’exact contraire de la poésie.



 
 
« La similitude entre la physique quantique et la poésie soufie m’a frappé. » « La politique pourrit la langue, c’est-à-dire qu’elle fait à la langue l’exact contraire de la poésie. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166