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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La littérature ibéro-américaine entre le « boom » et le « crack »
Les 3 et 4 mars se tient à Beyrouth la première foire du livre ibéro-américain. Dix écrivains, chercheurs et journalistes d’Amérique latine y seront présents, l'occasion pour le public libanais de mieux apprendre à connaître la littérature contemporaine de ce continent, dans ses versants hispanophone et lusophone.

Par Charif MAJDALANI
2010 - 03
Il est certain que la littérature latino-américaine est une des plus connues de la deuxième moitié du XXe siècle, et son immense célébrité est due à l’aura d’écrivains aussi fameux que Jorge Luis Borgès, Julio Cortazar, Carlos Fuentès, Mario Vargas Llosa, Octavio Paz, et bien sûr, Pablo Neruda et Gabriel Garcia Marquez. La diversité des personnalités et des styles chez ces écrivains est à elle seule la preuve de l’histoire diverse, riche et complexe de la littérature de l’Amérique du Sud qui, néanmoins, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne se résume évidemment pas à la période du grand boom des années soixante, et les rencontres du mois de mars permettront de le mesurer.

Ce que l’on a coutume d’appeler le boom, ce moment durant lequel l’Amérique latine s’impose soudain comme le vivier de la littérature la plus riche et la plus innovante au monde, est déjà lui-même le résultat d’une dynamique qui prend naissance dès le début des années quarante. À cette époque, et après une période où elle se complait de manière anachronique dans l’imitation de formes et de langages tardivement venus d’Europe puis croit s’en libérer en produisant des œuvres à caractère indigéniste et réaliste, la littérature hispano-américaine prend son premier grand virage. Au contact de la modernité européenne et notamment du surréalisme, des écrivains aussi différents que le Guatémaltèque Miguel Angel Asturias ou le Cubain Alejo Carpentier proclament les valeurs supérieures de l’hybridation culturelle et de la multiracialité des sociétés américaines et revendiquent une écriture faite de tous les apports culturels et de leurs mélanges, tant thématiques que formels. Au même moment, et sur un registre différent, apparaît l’œuvre totalement neuve de Jorge Luis Borgès.

Tout cela sera bien sûr à l’origine des inventions et des immenses libertés que se permettront les grands écrivains latino-américains de la génération suivante, celle précisément de ce que l’on appelle le boom. L’extraordinaire richesse de la littérature latino-américaine entre 1960 et 1990 rend presque impossible en quelques lignes d’en faire même un schématique résumé. On peut néanmoins souligner que le roman autant que la poésie mettent alors en scène les réalités latino-américaines, les conflits, la violence, les mythes fondateurs, les dictatures et la constitution des grandes métropoles, en mêlant la vaste épopée du continent à un imaginaire débridée et à des inventions stylistiques et langagières absolument inédites que l’on résume souvent par le label de « réalisme magique ». Du Chili avec Pablo Neruda, au Mexique avec Carlos Fuentès et Octavio Paz en passant par le Paraguay avec Augusto Roa Bastos, l’Uruguay avec Juan Carlos Onetti, le Pérou avec Mario Vargas Llosa et la Colombie avec Gabriel Garcia Marquez, la littérature latino-américaine prend une dimension planétaire. Après celle des États-Unis, elle est à ce moment la première à se constituer en champ autonome, loin des impératifs nationaux, et à se libérer de la dépendance vis-à-vis de l’Europe, parvenant même à imposer à cette dernière ses formes et ses styles, inversant les rapports de circulation et d’influences jusqu’à dicter pendant un temps les canons de la modernité à l’ensemble du monde.

Le problème, évidemment, va ensuite se poser à la génération suivante où les écrivains vont devoir se débrouiller avec cet héritage écrasant. Il y aura certes les tendances à figer le réalisme magique en dogme et en école, mais il y aura surtout la volonté de poursuivre par d’autres chemins ce qui a été tracé, comme chez Alvaro Mutis en Colombie, ou à chercher d’autres voies et à inventer d’autres solutions pour dire le monde contemporain. En Colombie toujours, l’œuvre de Luis Fayad, un des écrivains invités à Beyrouth dans le cadre de la foire du livre, tente d’explorer des voies nouvelles en racontant le quotidien des villes et des villages colombiens et les drames de l’homme d’aujourd’hui (Los Parentes de Ester, non traduit en français) ou de celui d’hier par le prisme de la mémoire qui désenchante et dit les échecs et les défaites des luttes et des idéaux (Compagnero de viaje, non traduit en français). Au Mexique, une réaction plus vive se fait ressentir face aux pressions et aux sommations exercées par les grands aînés. Au concept de « boom », une jeune génération d’écrivains mexicains va ainsi imposer, de manière ludique, celui de « crack » qui revendique une littérature soucieuse de sortir du seul ancrage dans les réalités latino-américaines pour dire celles du monde contemporain dans sa violence brute et son devenir incertain. Les principaux représentants de ce mouvement sont Jorge Volpi, qui était présent à Beyrouth au mois de novembre passé, mais aussi Ignacio Padilla ou Eloy Urroz. Les écrivains d’aujourd’hui, au Mexique ou ailleurs, cherchent aussi à exprimer une réalité sociale de plus en plus comparable à celle des autres populations du globe, et l’écriture féminine est en cela fortement représentée, comme le montrent les œuvres de deux romancières invitées à Beyrouth, l’Uruguayenne Alicia Migdal (Histoire immobile, éd. l’Harmattan) et la Mexicaine Ana Clavel dont le roman phantasmatique et inquiétant sur la question de l’inceste (Les Violettes sont les fleurs du désir, éd. Métalié) a fait scandale à sa parution. Les questions formelles et l’exaltation du travail de la langue ne cessent néanmoins pas, comme en témoignent les œuvres du Cubain Pablo Armando Fernandez (El Vientre del pez, non traduit en français), du Vénézuélien Luis Britto Garcia (Abrapalabra, non traduit en français) ou encore du poète paraguayen Mario Ruben Alvarez dont l’écriture est marquée par le bilinguisme guarani/espagnol (A Flor de Ausencia, non traduit en français), trois écrivains que le public libanais pourra également découvrir et entendre.

Au Brésil, les choses sont passablement différentes. Alors que, au seuil des années quarante, l’indigénisme faisait faillite dans l’ère hispanophone, la littérature brésilienne s’est construite autour de grandes épopées nationales, telles celles de Mario de Andrade, ou dans Diadorim, le roman fabuleux et unique de Guimaraes Rosa. Dans ces œuvres, les grands mythes sont revisités en même temps que sont élaborées des tentatives de « brésilianiser » le portugais. À l’image de Guimaraes Rosa, la littérature brésilienne n’a pas cessé de transcender le régionalisme qui lui est comme inhérent en des œuvres d’une puissance et d’une exigence fortes, comme chez Autran Dourado, Radouan Nassar ou Joao Cabral Melo Neto. Cela se retrouve dans la génération des écrivains les plus récents, tels Luiz Ruffato, que l’on a pu entendre à Beyrouth en novembre, ou Milton Hatoum, l’un des jeunes écrivains brésiliens les plus importants aujourd’hui. Tout en réfléchissant sur les problèmes de l’émigration, du métissage de la société brésilienne et donc sur les questions de l’identité culturelle (l’écrivain est, à l’instar de Luis Fayad, d’origine libanaise et sa famille s’est installée à Manaus, en pleine Amazonie), l’œuvre de Hatoum s’interroge sur la lente disparition des cultures amazoniennes et, de manière plus universelle, aux questions de filiations perdues, de quête de paternités et d’identités individuelles en désarroi (Récit d’un certain Orient, Seuil, Deux frères, Seuil, Cendres d’Amazonie, Actes-Sud). Sur toute ces questions, et sur bien d’autres, le public libanais aura donc la chance, durant plusieurs jours, de pouvoir interroger directement les écrivains invités et de découvrir aussi leurs œuvres durant la foire qui accompagnera les rencontres.

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166