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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Être écrivain dans le monde arabe – un sacerdoce jusqu'à aujourd'hui – pourrait commencer à rapporter gros. Les prix ne manquent pas et leurs dotations vont en augmentant. De quoi susciter de nouvelles vocations.

Par Jabbour Douaihy
2014 - 06
S’il faut à tout prix (!) trouver un symbole, disons que l’attribution du Nobel de littérature au grand romancier arabe Naguib Mahfouz et l’espoir toujours reconduit du poète Adonis de se faire couronner un jour à Stockholm, prouverait que la littérature arabe est plutôt passée du règne d’Érato (muse de la poésie) à celui de Clio (muse de l’histoire et de l’épopée). Le même auteur de la «?Trilogie?» cairote avait très tôt donné le ton en qualifiant le roman de «?poésie des temps modernes?», conclusion renforcée par l’ouvrage de l’intellectuel Jaber Asfour, Le temps du roman et la conversion d’un bon nombre de poètes à l’écriture narrative (le Palestinien Ibrahim Nasrallah, et le Libanais Abbas Baydoun…). Traduite en chiffres, cette floraison du genre dans les pays arabes équivaut presque à la parution d’un roman par jour avec une bonne présence féminine. On en écrit partout, sur les bords du Nil, bien sûr, où la relève de la génération des vétérans est bien assurée, à Baghdad au rythme de la violence civile recrudescente, dans les pays du Golfe comme conséquence de vastes politiques scolaires et universitaires, ce qui fait dire à l’auteure à succès Ahlam Mastaghanemi que l’Arabie Saoudite, par exemple, connaît aujourd’hui un véritable «?tsunami?» romanesque. Les pays du Maghreb s’y mettent après une longue période francophone, de même que Beyrouth qui reste malgré tous les aléas de son histoire contemporaine un pôle d’édition.

Pourtant, critiques et écrivains s’essaient au débat autour du phénomène, inscrivant parfois son éclatement et sa diversité dans le mouvement de rébellion politique et sociale que connaît la région, avant et depuis le Printemps arabe, exprimant tantôt des doutes sur la «?qualité?» esthétique des romans dont la multiplicité ferait craindre le «?chaos?» dans l’«?essor?» (selon le romancier libanais Hassan Daoud) ou bien évaluant les «?dégâts?» que pourrait encourir le sacro-saint arabe littéraire du fait de l’introduction par les romanciers du style relâché, voire carrément parlé et local (à la manière du grand romancier soudanais Tayyeb Saleh, entre autres) et que d’autres, plus optimistes, considèrent comme un enrichissement.

Convoyant ce phénomène d’ampleur, les prix littéraires arabes vont se succéder sans se ressembler. Longtemps restreints à un pays déterminé, organisés par des ministères de la Culture sans beaucoup de rayonnement ou fruits de modestes initiatives privées, ces événements qui ponctuent l’activité créatrice et éditoriale, connaissent depuis quelque temps une floraison proche de la surenchère surtout dans les pays du Golfe. 
Dans cette pléthore dont certains se plaignent d’ailleurs un peu partout dans le monde, le projet le plus sérieux dure depuis une dizaine d’années, fruit d’un activisme culturel prôné par l’émirat d’Abu Dhabi. Avec un musée du Louvre conçu par Jean Nouvel et qui sera inauguré en 2015, et une Université Sorbonne Nouvelle qui a déjà ouvert ses portes, l’idée était d’instaurer un Booker Prize arabe (à l’instar d’un autre russophone et un asiatique) géré par des vétérans du prix original (Grande Bretagne et Commonwealth) et qui vient d’élire pour cette année le roman de l’Irakien Ahmad Saadawi, Frankenstein à Baghdad, métaphore fantasmagorique à l’hommage des victimes du terrorisme. Au fil des sélections (une longlist de quatorze titres et une courte de six choisis dans un lot annuel de 150 titres, à raison de trois romans par maison d’édition), cette récompense a réussi à créer l’événement dans un paysage littéraire arabe morcelé pour le moins entre quatre sous-continents. Du coup, nous constatons une meilleure visibilité des œuvres et des auteurs couronnés, les ventes suivent ainsi que les traductions dans des langues étrangères. Et dans la loi du genre, les controverses ne tardent pas à chaque publication des résultats, entachées comme pour tout sujet de dispute sous nos climats, de la sempiternelle théorie du complot, confondant d’occultes volontés politiques avec l’incontournable «?subjectivité?» du jury qui, pour la bonne cause, est entièrement renouvelé tous les ans. Le Booker Prize prolonge ses activités avec l’organisation annuelle d’un atelier d’écriture qui invite des jeunes romanciers arabes de divers pays pour une session créative. Les projets d’ateliers fleurissent aussi en parallèle avec l’avènement du roman et la romancière libanaise Najwa Barakat réussit à attirer dans son atelier (Mohtarafat) de véritables talents prometteurs. 

En Égypte, en plus d’un grand nombre de distinctions plutôt locales, officielles et privées, le prix Naguib Mahfouz à vocation panarabe et dévolu cette année au romancier syrien Khaled Khalifa pour son tableau en noir d’Alep sous la dictature, Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville, institué en 1996 par l’Université Américaine du Caire, fait aussi preuve de sérieux au vu de la liste de son palmarès, avec une maigre dotation. Retenons là aussi un prix tunisien ( Abou el-Qassem el-Chabi, 1984) et un autre à Paris?: le prix «?Jeune littérature arabe?» donné par l’Institut du monde arabe en collaboration avec la fondation Lagardère couronnant un roman arabe traduit en français ou un ouvrage écrit directement en français par un auteur de nationalité arabe.

Dans une tradition de mécénat princier remontant loin dans l’histoire arabe et illustrée par les célèbres mésaventures du grand al-Moutanabbi avec les puissants de son temps, le généreux prix Cheikh Zayed (2006) est distribué sur plusieurs disciplines, tout comme le prix Sultan Ouaiss (1987) du nom de (feu) son donateur, riche commerçant et poète lui-même, ainsi qu’une récompense à l’émirat de Charja et une autre à Dubai.

Puis vient le Qatar fidèle à sa vocation de trublion. Essayant de rafler la mise, il lance pour cette année une grande récompense du nom de «?Katara?» dédiée au seul roman et dotée d’un montant global de 650 mille dollars partagé entre cinq romans édités et cinq autres en simple manuscrit, avec une traduction assurée en français, anglais et espagnol et la création d’un centre permanent du roman arabe. Et une innovation de taille?: le roman le plus apte à être adapté au cinéma recevra deux cent mille dollars sans compter les droits d’auteur pour la réalisation cinématographique prise aussi en charge apparemment. Bien sûr, il y a de la concurrence dans l’air, surtout que le prix qatari est exclusivement consacré au roman et interdit à tout candidat de présenter son livre à une autre compétition, qui ne peut être, en l’occasion, que le Booker Prize initié dans l’émirat frère et néanmoins rival.

Gageons qu’entre l’inflation des récompenses et la contagion narrative, le roman s’en sortira encore plus florissant?!
 
 
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D.R.
Le roman le plus apte à être adapté au cinéma recevra deux cent mille dollars.
 
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