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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Une superbe exposition vient de s’ouvrir à l’Institut du Monde Arabe qui se propose d’explorer tout à la fois la magie de ce train de légende et le rôle qu’il a joué tant sur le plan géopolitique que sur celui des imaginaires littéraires et cinématographiques.


Par Georgia Makhlouf
2014 - 05
«Tout autour de nous se trouvent des gens de toutes classes, de toutes nationalités, de tous âges. Pendant trois jours, ces gens, ces étrangers les uns aux autres se retrouvent ensemble. Ils dorment et prennent leurs repas sous le même toit, ils ne peuvent s’éviter les uns les autres. À la fin de ces trois jours, ils se séparent, chacun suivant son chemin, et ne se reverront sans doute jamais?». Ces lignes, écrites par Agatha Christie en 1934, sont extraites de ce qui est sans doute l’ouvrage le plus célèbre consacré à l’illustre train qui de 1883 à 1956, relia l’Europe à ces contrées qui la faisaient tant rêver. Le crime de l’Orient Express connaîtra un immense succès, à la mesure sans doute de l’engouement que suscita le train lui-même. Et pourtant, l’Orient Express est un train européen?: il roule de Paris à Istanbul et au sens strict, il ne quitte pas l’Europe. Mais la compagnie des Wagons-Lits qui le gère ne l’entend pas de cette oreille et, dans ses affiches publicitaires, elle vend des voyages vers les villes mythiques de l’Orient, qu’elle se propose de rallier en quelques jours supplémentaires. Et très vite, le Taurus Express prolongera le voyage vers Alep, Bagdad ou Beyrouth. 

C’est tout cela et bien plus encore que rappelle la superbe exposition qui vient de s’ouvrir à l’Institut du Monde Arabe?: «?Il était une fois l’Orient Express?». Le choix du titre souligne d’emblée la part d’imaginaire qui ne cessera d’accompagner cette fabuleuse épopée et qui perdure encore aujourd’hui, alors que les voitures ont cessé d’arpenter ces contrées depuis bien longtemps. L’exposition consacre d’ailleurs une ample place aux dimensions cinématographiques et littéraires de l’aventure, et propose de prolonger la visite par des projections de films, par des conférences consacrées à la littérature inspirée par les voyages à bord de l’Orient Express et… par des dégustations gastronomiques, tant il est vrai que ce train symbolisait aussi tout un art de vivre.

Mais c’est avant tout un siècle d’histoire exaltante et tragique qui est ici raconté. Exaltante parce que les chemins de fer sont l’évident symbole d’une révolution industrielle triomphante?; tragique parce que l’Orient ottoman, turc ou arabe, prend conscience de son retard mais ne parvient pas à le combler, empêché par ses propres erreurs et par la volonté hégémonique d’une Europe qui ne doute ni de sa puissance ni de la légitimité de ses appétits de conquête. «?Pour cette région du monde, le train était considéré comme un moyen de se moderniser mais dans la pratique, se révélait également un instrument de pénétration de la domination étrangère?» souligne Gilles Gauthier, conseiller scientifique de l’exposition.
À l’origine de ce projet fou, il y a un personnage hors normes, l’homme d’affaires belge Georges Nagelmackers. C’est lui qui a rêvé puis imaginé un train de luxe traversant les frontières et les continents avec des voyageurs qui peuvent rester à bord grâce à des voitures couchettes et un wagon-restaurant. C’est lui aussi qui donne le coup d’envoi à ce qui est devenu aujourd’hui «?la communication de marque?» puisqu’il organise un voyage de presse et embarque des journalistes à bord de ses magnifiques voitures. «?Le Bosphore est devenu une banlieue de la Seine?», écrit Edmond About dans Le Figaro, à son retour du voyage inaugural en 1883. Ce train de luxe se veut un chef d’œuvre?: plafonds en cuir repoussé de Cordoue, bas-reliefs en cristal Lalique, tapisseries des Gobelins, rideaux en velours de Gênes, argenterie, nappes précieuses et verres fins en cristal, c’est à l’intérieur du train lui-même que commence le rêve et que se théâtralise l’Orient.
«?Les femmes dans les couloirs, paraissaient plus belles, les hommes plus audacieux. J’en jouissais comme un enfant comblé pour la première fois dans ses désirs (...) Le miracle était à l’intérieur dans cette boîte close, vernie et capitonnée.?», écrit Joseph Kessel dans Wagon-lit paru en 1932. Jean des Cars s’inscrit dans une veine similaire avec Sleeping story pourtant paru en 1976?: «?Affairés, empressés, les valets en livrée portent des bagages sous l’œil du conducteur galonné d’or. (…) Nous sommes le jeudi 4 octobre 1883. Le long d’un quai de la gare de Strasbourg – qui s’appellera plus tard la gare de l’Est – “il” est là. Derrière la machine et le tender, deux wagons-lits, un wagon-restaurant, et deux fourgons à bagages composent le premier Train Express d’Orient. (...) Les portières sont refermées. Les voyageurs, des hommes uniquement, découvrent l’univers qu’ils vont partager pendant – en principe – quatre-vingts heures, le temps de rallier Paris à Constantinople... Les longues voitures – elles mesurent dix-sept mètres et demi – sont en bois de teck, chauffées à la vapeur, brillamment éclairées au gaz, largement aérées et, note un témoin, “aussi confortables qu’un riche appartement de Paris”. Dans des jets de vapeur, ce train historique part. Sur le quai, parmi ceux qui restent, on trouve quelques sceptiques. “C’est une folie?! Les Balkans ne sont pas sûrs...” Pour certains, aller de Paris à Constantinople est aussi insensé que de prétendre aller dans la Lune.?» À l’Institut du Monde Arabe, on pourra tenter à son tour de remonter le temps et de céder à la nostalgie car, sont installés sur le parvis, une locomotive à vapeur – accompagnée d’une sonorisation qui donne l’incroyable impression que l’on se trouve sur un quai, quelque part au XIXe siècle et que le train va partir –, un wagon-restaurant et trois voitures?: une voiture-bar, une voiture-salon et une voiture-lit. 

Puis c’est dans les salles qu’on poursuivra le voyage. On y trouve à côté d’une collection d’objets d’époque, des affiches, des photos, des bandes d’actualité et des extraits de films qui font revivre pour notre plus grand plaisir, le patrimoine littéraire et cinématographique inspiré par l’Orient Express. Sont ainsi évoqués Bons baisers de Russie de Terence Young (1963) où un Sean Connery encore jeune fait une cour assidue à la belle Tatiana, membre du KGB?; ou Sherlock Holmes attaque l’Orient Express de Herbert Ross (1976). Parmi les œuvres littéraires, on ne manquera pas Pierre Loti et son Fantôme d’Orient, Apollinaire qui situe certains épisodes de son roman Les onze mille verges dans le voluptueux décor d’un train qui pourrait se nommer désir, ni Maurice Dekobra qui connut avec sa Madone des sleepings (1925) un succès mondial. San Antonio reprendra le titre avec La madone des sleepings, et plus tard, Tonino Benacquista le transformera avec humour pour en faire La maldonne des sleepings. 

Après son lancement, l’Orient Express va vivre au rythme de la géopolitique européenne?: y résonneront avec fracas les grands conflits du siècle, l’effondrement des empires, l’évolution des frontières et des relations entre les pays qu’il traverse. Ses couloirs feutrés et la salle du wagon-restaurant vont être des champs d’action de la diplomatie européenne. L’exposition rappelle aussi que ce train a été à sa manière le révélateur des relations entre l’Orient et l’Occident et le véhicule du désir d’Orient qui n’a cessé de hanter l’Occident. 

On retiendra pour finir le film de Gilles Gauthier et Eric Darmon qui part Sur les traces de l’Orient Express et, d’Istanbul à Rayak, remonte le long des voies du Taurus Express pour aller à la recherche des traces de ce train de légende à Konya, Alep ou Beyrouth. On y voit avec émotion deux employés de la société des Wagons-Lits, originaires d’Alep, évoquer leur carrière, et on s’enthousiasme pour l’association libanaise Train-train qui tente de sauver les archives et de faire revivre ce qui reste encore du parcours libanais de l’Orient Express, rails, wagons, gares et horloges.

*****
 
Ce n’est pas sans émotion qu’on verra, dans une vitrine de l’exposition, le premier numéro de la revue lancée par Samir Kassir en novembre 1995 et qui avait emprunté le nom du célèbre train. Il peut sembler paradoxal pour un magazine de se dire «?express?». Mais par delà l’imaginaire du nom et le jeu de mots sur lequel il repose, le magazine se proposait, à l’image de l’Orient Express, de poser la question des rapports Orient-Occident et de l’éclairer d’un jour nouveau. Comme il se voulait «?un journal arabe en français?», «?d’ici et d’ailleurs?», pratiquant volontiers le mélange des genres et le métissage des références, il avait donc raison de se comparer au fameux train et d’avoir l’ambition de «?se hâter lentement?». 
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166