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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Jérôme Ferrari : le roman de la chute des mondes
Le Goncourt 2012, dans cet entretien exclusif, nous fait partager l'univers qui a nourri son dernier roman, Le Sermon sur la chute de Rome : ses origines, sa famille, la Corse... tout un monde, pas encore voué à la ruine.

Par Georgia Makhlouf
2012 - 12
Nous avons rencontré Jérôme Ferrari pendant les quelques jours qu’il a passés à Paris avant de reprendre le chemin d’Abou Dhabi où il enseigne la philo au lycée français. Les quatre finalistes du prestigieux Goncourt se devant d’être présents au moment de la proclamation du nom du lauréat, il est venu à Paris au lieu de se rendre en Corse, comme il en a l’habitude chaque fois que des vacances le lui permettent. C’est son seul regret, dira-t-il en riant, que d’avoir été privé de ce retour aux sources dont il a un besoin viscéral. Car la Corse est non seulement le centre de son monde, le lieu de ses racines, mais aussi le pivot de son univers romanesque, et il en a besoin comme l’air que l’on respire. Pour le reste, il ne boude pas son plaisir, il est visiblement heureux. Mais heureux aussi de parler de son livre Le Sermon sur la chute de Rome car, avoue-t-il, depuis qu’il a eu le Goncourt, les journalistes l’ont surtout interrogé sur le prix lui-même et peu sur l’essentiel, son travail d’écriture. Et sur le superbe roman qui en a résulté. 

Ce livre est dédié à votre grand-oncle à qui vous rendez également un hommage appuyé à la fin de l’ouvrage. Pourquoi cela ?

Antoine Vesperini est le plus jeune frère de ma grand-mère qui est né en 1919 et qui a actuellement 93 ans. Nous sommes très proches, et pour tout ce qui concerne les années 30 et la guerre, il est ma principale source d’informations. Son histoire a nourri le personnage de Marcel à qui j’ai donné une partie de sa biographie : même année de naissance, même mobilisation en 43 comme pour tous les jeunes gens de Corse, même traversée de la Seconde Guerre mondiale, en passant sans arrêt à côté des événements majeurs, même périple Alger-Tunis pour apprendre qu’il est muté à Casablanca, etc. Mais au-delà de ces dimensions biographiques, il appartient à une génération qui me fascine parce que pour elle, le monde a changé plusieurs fois. Mon grand-père par exemple, qui est né en 1903 dans le Taravo, une région de la Corse rurale, voit la mer pour la première fois à l’âge de 17 ans quand il vient à Ajaccio pour s’engager dans la Coloniale, et le mois suivant, il est à Dakar. Alors que dans son village il n’y avait pas de vélos, il finit sa vie dans un monde où l’on prend l’avion comme on prend le bus. Cette traversée si rapide de mondes si différents, la nécessité où se trouve cette génération de faire face à des changements considérables en peu de temps me troublent et me passionnent. 
 
Mais il y a encore autre chose chez Marcel qui le rend si singulier : il court après son destin et ne le rencontre jamais.

C’est exactement ça. Marcel court après un destin autrement plus glorieux que le sien, ce qui lui arrive ne correspond en rien à ce qu’il a rêvé. Il cherche le monde et ne le trouve pas. Il naît dans un néant, dans une absence de monde, et il ne parvient pas à se trouver une place qui lui sied.

Cette notion de monde que vous évoquez à l’instant tient une place considérable dans votre roman, et vous y revenez sans cesse. Que recouvre-t-elle exactement ?

C’est en effet une notion centrale qu’il faut traiter de manière philosophique et conceptuelle. Le concept de monde est un concept métaphysique ; il est polysémique et à géométrie variable : à partir de combien d’éléments peut-on parler de monde ? Et comment ces éléments doivent-ils être agencés ? Dans mon roman, il y a plusieurs incarnations possibles de ce concept : l’empire, qu’il s’agisse de l’empire romain ou de l’empire colonial, le bar, mais aussi le corps, le corps hypocondriaque de Marcel, sont chacun à leur façon des mondes, y compris des mondes en conflit. Cependant, je n’ai pas souhaité écrire de roman philosophique. J’ai cherché à donner une incarnation romanesque à des concepts philosophiques, et j’espère y avoir réussi. Leibniz qui a beaucoup réfléchi à cette notion, et qui a écrit sur le meilleur des mondes et sur les mondes possibles, dit d’ailleurs que le roman est, somme toute, un monde possible. 


Vous écrivez p.70 : « Ils étaient tous des paysans misérables issus d’un monde qui avait cessé depuis longtemps d’en être un et qui collait à leurs semelles comme de la boue. » Finalement, vos personnages tentent tous de se construire des mondes vivables, mais n’y arrivent pas ou très mal.

Les lignes que vous citez renvoient au constat que souvent, les hommes vivent dans des mondes qui n’existent plus, c’est-à-dire que l’horizon de sens dans lequel leur monde se déroulait a disparu : le monde a changé, mais ils continuent à vivre comme si rien n’avait changé. C’est vrai pour le monde rural de la Corse par exemple, mais c’est également vrai pour toutes sortes d’autres lieux et groupes sociaux. C’est très mystérieux, les temps de vie du monde et des hommes se chevauchent. Les modes de vie et de pensée sont en décalage avec les mondes dans lesquels ils continuent à avoir cours. 

Quant au sermon sur la chute de Rome que prononce saint Augustin, que dit-il finalement d’autre que la certitude que les mondes sont voués à la ruine ?
 
On m’a parfois reproché de broder sur un lieu commun ; il est commun en effet, mais il est terrible. Que les choses finissent, tout le monde le sait, mais en même temps ne le sait pas puisque nous continuons à agir comme si cela n’était pas. Le lieu commun neutralise quelque chose d’insupportable. Dans le premier acte du Caligula de Camus, Caligula dit : « Les hommes meurent et ne sont pas heureux. » À quoi Hélicon répond qu’à cela rien de nouveau, que tout le monde sait cette évidence. Et Caligula d’affirmer que si les hommes savent et que ça ne les empêche pas de dîner, c’est qu’ils ne vivent pas dans la vérité. C’est un peu aussi ce que je cherche à interroger dans mon roman : comment mes différents personnages s’arrangent-ils de la finitude certaine des mondes dans lesquels ils vivent ? Quant à saint Augustin, le sens de son sermon est que les empires comme les hommes sont de l’ordre du périssable ; il veut exhorter les hommes à s’intéresser à ce qui en eux n’est pas périssable, à se tourner vers la cité éternelle de Dieu. 

Parlons à présent de Matthieu qui est un peu votre double.

Matthieu porte en effet une part de ma biographie. Moi aussi j’ai grandi sur le continent, fait de fréquents allers-retours en Corse, décidé que c’est là que je voulais être et tout fait pour y rentrer.

Pourtant vous n’y vivez pas et après l’Algérie, vous voilà à présent à Abou Dhabi.

Mais avant cela, j’ai passé vingt ans en Corse. J’étais même militant, proche des milieux nationalistes, et pendant deux ans, journaliste dans un journal nationaliste. Cela m’a d’ailleurs guéri du militantisme sous toutes ses formes. Aujourd’hui, je reste fidèle au pan culturel de mes idées, mais non au pan politique. J’ai par exemple un fort attachement à la langue corse et je suis très fier que pour la première fois, un roman traduit du corse soit paru à la rentrée chez Actes Sud, celui de Marco Biancarelli, à la traduction duquel j’ai participé. Sur le plan professionnel, je suis actuellement en poste d’expatrié, mais la Corse est mon point de départ, mon point d’ancrage, quelque chose qui reste vital. Je dirais même que c’est cet ancrage qui me permet de rayonner. J’ai un attachement viscéral et dans le même temps, un besoin de voir le monde dans ce qu’il a de plus étranger. Être corse, c’est cela aussi, cette ouverture sur le monde a toujours fait partie de l’histoire de l’île, avec de fréquents départs de ses habitants vers l’Indochine ou le Moyen-Orient. 

Pour revenir à Matthieu, vous écrivez qu’il y avait pour lui deux mondes, « absolument séparés, hiérarchisés, sans frontières communes », et qu’il voulait « faire sien celui qui lui était le plus étranger ». Dans le même temps, vous raillez « sa grotesque dramaturgie identitaire ».

Ce que je dis là parle de moi et de toute une génération, celle qui a opéré un retour vers les racines. Il y a là quelque chose de paradoxal, puisqu’on n’est pas ce qu’on veut être, et si l’on s’y efforce, c’est bien la preuve qu’on cherche à coller à quelque chose qui n’est pas nous, qui est en décalage. On est ainsi tenté de rigidifier certains comportements qui correspondent à l’image de soi que l’on veut donner, comme par exemple l’accent corse que Matthieu adopte de façon forcée, avec quelques ratés qu’il se dépêche de masquer. 

Votre roman se déroule pour l’essentiel dans un bar, et ce n’est pas la première fois que vous choisissez le bar comme décor de vos romans.

Le bar est un magnifique microcosme, surtout en Corse où s’y croisent des mondes et des époques si différents : les survivances archaïques de la ruralité et les univers culturels contrastés des touristes de passage, le chant polyphonique et la techno, la socialité traditionnelle et les modernités numériques. Les bars sont des mines de fictions pour le romancier. 

Il y a un thème sous-jacent qui me paraît parcourir votre roman et c’est celui de l’absence. À commencer par ce premier chapitre qui décrit une photo qui n’aurait été prise que pour rendre tangible l’absence et conserver la trace de celui qui n’y est pas.

Oui, vous avez raison, et ce thème est en lien avec celui de la fin des mondes. J’avais plusieurs fils que je souhaitais tresser, celui des départs qui effacent toute trace, celui des mondes en décalage, et celui de la photo. Le thème de la photo est au cœur de mon projet et je dirais même que ce roman a été déclenché par une photo de famille. Voulez-vous que je vous la montre ? (Il sort son téléphone portable et me le tend alors que sur l’écran, une photo vient de s’inscrire. Elle représente une femme grave, entourée de quatre enfants qui ne sourient pas, plus encore, qui ont l’air triste, inquiet, apeuré. Quatre enfants effrayés qui semblent scruter le vide laissé par celui qui n’est pas là, leur père.) Voyez comme ils ont peur ! Ils regardent la mort et le néant. 




 
 
D.R.
« Les bars sont des mines de fictions pour le romancier. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166