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Enquête
Le Canard Enchaîné, cent ans et tout son mordant !
Le célèbre Palmipède fête un siècle d’impertinence, de prises de becs avec les pouvoirs et d’information indépendante et drolatique. Et tout ça (presque) sans un couac !

Par Mahmoud Harb
2016 - 08
Voilà donc cent ans que dure l’aventure du Canard enchaîné, avec quelque 4993 numéros – à quelques erreurs de numérotation près – balancés comme autant de pavés dans la mare. Le journal satirique paraissant le mercredi a fêté le 5 juillet le centième anniversaire de sa « seconde naissance », après une première parution vite interrompue, le 10 septembre 1915. Et même si, en un siècle, nombreux ont dû être ceux qui auraient bien voulu tordre le cou à ce vilain petit Canard qui n’hésite pas à voler dans les plumes des puissants, l’hebdomadaire continue de s’imposer comme l’un des principaux organes de presse en France.

Le Canard reste d’ailleurs un curieux oiseau dans le paysage médiatique français. Toujours propriété de ses seuls employés alors que la plupart des grands journaux sont tombés dans l’escarcelle des magnats de l’industrie, le Palmipède n’a presque pas changé en un siècle. Sa maquette, un brin vieillotte, est jalousement conservée en l’état, à tel point que sa première « Une », reproduite dans l’édition spéciale centenaire du 6 juillet dernier, paraît étonnamment similaire à celles du journal d’aujourd’hui. Ses pages, réfractaires aux photographies, demeurent hermétiques à la publicité qui, dans bon nombre de journaux, phagocyte souvent l’information avec ses très ambigus « contenus sponsorisés ». Et à l’heure du tout numérique, son site internet demeure rudimentaire alors que le Volatile ne gazouille qu’avec parcimonie sur les réseaux sociaux. 

Griffe de Canard
Alors, ringard Le Canard ? « Si l’on était dans la misère, peut être. Mais Le Canard se porte très bien et fait des profits. Si c’est ça être ringard, alors vive la ringardise ! », rigole Érik Emptaz, l’un des deux rédacteurs en chef de l’hebdomadaire. L’éditorialiste en poste au Canard depuis 1978 – « c’est un journal dont on n’a pas envie de partir » – évoque une certaine « obsolescence nécessaire » grâce à laquelle « Le Canard est reconnaissable entre mille ». Cette identité marquée continue de séduire le lecteur et permet au Palmipède qui ne vit que des ventes de gagner sa pitance. Avec 400 000 exemplaires écoulés en moyenne par semaine en 2015, Le Canard continue de réaliser des bénéfices (2 258 000 euros l’année dernière) qui alimentent une réserve statutaire créée pour garantir son indépendance, aucun dividende n’étant jamais versé aux actionnaires.

Attaché à ce modèle, le journal n’est pas pour autant « en résistance contre » le changement. Ainsi, en ce qui concerne le numérique qui donne encore des urticaires dans les rédactions, le Palmipède « conserve une vision très pragmatique », estime Érik Emptaz. D’un côté, Le Canard n’est guère pressé de se lancer dans un mode de diffusion qui « n’a toujours pas fait ses preuves en matière de rentabilité », et qui oblige à « engager une armée de stagiaires pour publier des informations démenties dix minutes plus tard ». Mais, d’un autre côté, le canal du numérique n’est pas moins inéluctable à terme pour Érik Emptaz du fait de la disparition progressive des points de vente qui astreindra Le Canard à « aller vers un modèle numérique payant ». 

La dame et l’oiseau
Méfiant, donc, mais pas réac, Le Canard n’est pas peu fier d’un modèle de gestion fondé sur « l’acquis de confiance des lecteurs », qui lui permet d’échapper à ce qu’Érik Emptaz appelle « la censure économique », tout comme les prouesses journalistiques de ses rédacteurs lui avaient permis naguère de déjouer la vigilance des censeurs officiels. Éclos dans la tourmente de la Grande Guerre, le Palmipède conserve un souvenir mordant des ciseaux de dame Anastasie qu’avait irritée le choix de ses fondateurs d’« opter pour un autre regard que le bourrage de crâne, ce discours qui encourageait les gens à aller au casse-pipe », explique le rédacteur en chef. Mais à force de ruse et d’humour, ses journalistes ont réussi à ce qu’il y ait toujours « plus à lire dans un blanc laissé par la censure dans Le Canard que dans une page entière du Matin », comme l’écrivait un poilu inconnu dans une lettre publiée dans la presse de l’époque.

Aujourd’hui, grâce à son indépendance économique, le Palmipède peut « évoluer tout en continuant de faire le même travail : la lutte contre le bourrage de crâne (qui) est devenue du décryptage », se félicite Érik Emptaz. Le journaliste concède néanmoins que ce modèle économique est « difficilement transposable » dans un monde où « se lancer dans la presse écrite est déjà une folie ». « Nous comprenons donc parfaitement » qu’un journal ne puisse pas « taper sur » ses propriétaires, ajoute-t-il. 

Le Palmipède, lui, n’hésite pas à canarder à tout-va. Malgré les affinités que d’aucuns croient lui reconnaître avec la gauche, le journal s’est toujours considéré comme n’étant « ni de droite ni de gauche », se réclamant plutôt de « l’opposition », selon une formule de son ancien directeur Robert Tréno. Il a ainsi multiplié, au fil des années, les plongées dans les eaux troubles du pouvoir, mettant au jour de nombreuses affaires qui ont ébranlé la scène politique française. Le Canard n’aime pas pour autant endosser la cape et le loup du superhéros. « Nous parlons des choses sans nous prendre au sérieux, sans adopter le ton de l’imprécateur, insiste Érik Emptaz. Nous ne faisons que remplir notre devoir d’information. Nous ne sommes pas des justiciers. »

Super-Canard, peut-être pas, mais véritable institution de la République, s’extasient nombre d’admirateurs du Palmipède. Oiseau de basse-cour, arène de règlement de comptes, persiflent ses détracteurs. Érik Emptaz décline le compliment et réfute l’accusation. « Je n’aime pas qualifier notre journal d’institution », répond-il, citant une belle formule de l’ancien directeur du Volatile, Roger Fressoz selon laquelle « Le Canard est le fou du roi et le garde-fou de la République ». « Nous ne participons pas à des règlements de comptes, poursuit le rédacteur en chef. Quand on nous apporte une information, nous la vérifions, et plutôt trois fois qu’une. Si elle est vraie, nous la publions. » Au risque de se voir traîné en justice... Mais moins souvent qu’on le pense car « beaucoup de gens menacent de procès mais ne le font pas », s’amuse Érik Emptaz. Et le journaliste de rappeler que l’hebdomadaire « a gagné des procès importants. On peut dire aujourd’hui que Jean-Marie Le Pen est un tortionnaire grâce au Canard. (Pour le prouver), nous avons cherché en Algérie des personnes qu’il a torturées »…

S’il a remporté un grand nombre de ses batailles, Le Canard a quand même laissé des plumes, au fil des années. La dernière en date a été celle de Cabu, célèbre caricaturiste du journal assassiné en janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. Le meurtre de Cabu « a été vécu comme fracas » au Canard, raconte Érik Emptaz, sans trémolos dans la voix. Car la lamentation est étrangère à l’esprit canard. Et, de toute façon, pour l’abattement, il n’y a point de temps, car le bicentenaire « commence à approcher » et le Volatile se doit de le préparer. Des projets pour le siècle à venir ? Érik Emptaz hausse les épaules. « Oui, nous allons continuer… » Et il y a de quoi faire. Car produire une information indépendante, c’est, pour ainsi dire, tout un Canard !

 
 
© Pétillon
 
2020-04 / NUMÉRO 166