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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Jouhandeau, style et dérive
Auteur prolifique et capital du XXe siècle, Marcel Jouhandeau visite la vie des gens de Chaminadour. Avec acuité, venin, sans complaisance, mais non sans humanité. Un connaisseur nous livre sa lecture personnelle d’une œuvre remarquable.

Par Farès Sassine
2006 - 07
Chaminadour, contes, nouvelles et récits, de Marcel Jouhandeau, préface de Richard Millet, Coll. Quarto, Gallimard, 1540 p.


L’abondance aura-t-elle en définitive nui à Marcel Jouhandeau (1888-1979), auteur capital du XXe siècle ? Sans aucun doute. Auteur de quelques livres, moins passionné d’écriture, de plume moins facile et d’attrait moins grand pour lui-même, Jouhandeau serait mieux cerné et plus intense. S’il lui arrive souvent de se répéter dans une œuvre foisonnante et dépassant la centaine d’ouvrages (26 volumes de Journaliers !), aucun de ses livres n’est indifférent et le moindre laisse en vous une trace et de piquantes et profondes impressions.

Par quel bout l’ai-je abordé, maintenant que près de trente ans de fidélité à sa lecture sont passés ? C’est, je ne crois pas me tromper, un ami tout de flair et d’érudition qui m’a passé l’adresse. De Jouhandeau, il admirait le style élevé et le trait méchant. « Ibn haram », disait-il, heureux soit de déléguer aux lettres un résidu d’agressivité qu’il répugnait à investir dans la vie, soit de se placer sous bonne étoile dans son refus de la médiocrité. L’oncle Henri (1943), dans une collection disparue mais d’indéniable élégance publiée naguère par Gallimard, fut la première œuvre lue. J’en garde encore le choc. La description de la chambre où vivait l’oncle de l’auteur tenait de l’épopée et de l’exactitude réaliste et poussait la description de la misère matérielle et morale à des limites difficiles à atteindre dans un style aussi épuré :
 « ... en fait de lit deux tréteaux, une planche et une paillasse sur laquelle gisait sans drap un homme nu dans une couverture brune (...) pas un ornement, pas un objet, pas une image où le regard pût s’accrocher comme à une bouée d’espoir ou qui rappelât une minute de bonheur : non, rien que le néant, le vide. Pour tout meuble une chaise de bois et une table boîteuse dont le tiroir avait disparu ; un peu de charcuterie et de pain y traînait à même le papier, reste du repas du soir, et un litre de vin rouge entamé ; de verre point. À deux pas de moi une caisse entrouverte où s’entassaient pêle-mêle quelques nippes. Jamais je n’avais de plus près constaté la misère, jamais je n’avais surpris au monde un homme à ce point abandonné de la Terre et du Ciel et même de lui- même (...) » (p. 1297)

L’étape suivante dans la connaissance de Jouhandeau, je la dois au nom de Georges Schehadé qui figurait sans S au sommaire du numéro 26 de la revue Commerce (Hiver 1930) liquidé avec d’autres numéros par un bouquiniste. À côté des premières poésies de notre grand poète que le qualificatif national irriterait, publiées alors ponctuées, virginité que par la suite elles perdront, figurait l’intégralité d’un roman de Jouhandeau, Tite-le-Long. Je le tiens aujourd’hui encore pour la plus achevée des œuvres de l’auteur que je connaisse, et pour une œuvre majeure de son temps, le nôtre. C’est peut-être en la comparant aux romans peu nombreux du théoricien de l’inachèvement et fin connaisseur du monde rural, le polonais Gombrowicz, qu’on pourra en prendre toute la mesure.

Que raconte Tite-le-Long ? la déché-ance d’une famille de Chaminadour, nom que l’auteur emprunte à un pa-tronyme pour s’approprier, décrire et transfigurer son village natal, Guéret dans la Creuse. Histoire banale d’une famille médiocre sans événements saillants, description d’un voisinage où ne règne pas la concorde. Tout l’art de Jouhandeau, toute son « alchimie » (pour s’exprimer comme l’Osservatore romano qui le nomma en 1953 « l’alchimiste du démoniaque ») consistera à métamorphoser cette trame et à l’incurver dans tous les sens pour en faire une œuvre classique et inclassable, toute d’ambiguïté dans ses tropismes psychologiques et spirituels, mais toute d’ordre dans sa forme.

Au-delà de la méchanceté de Jouhandeau à l’égard de ses personnages et de sa compassion profonde pour eux continuellement mêlées au point de ne cesser de dérouter, de tendre et de détendre le lecteur, au-delà de ces personnages construits à l’humanité profonde et à la vie indéniable, il y a ce mécanisme de l’inversion qui déstabilise toute situation, toute personne, toute référence et toute valeur, particulièrement le bien et le mal et, en définitive, toute vérité.

Au cœur de l’intrigue féminine qui narre la résistance des filles Tite-le-Long à la déchéance sociale au prix de bizarreries vestimentaires et d’épisodes tragi-comiques dont la pittoresque promenade quotidienne des Tite-le-Long avec leurs poules interdites de jardin (la famille acceptait de souffrir, mais non de voir souffrir ses animaux !), et en étroite union avec elle, s’inscrit le drame du commandant Tite-le-Long, statue érigée et habillée par sa femme qui sentencieuse ledit « seul dans son cabinet avec Shakespeare » : « Il était vêtu comme un prince de sang, comme s’il eût voulu signifier par là que la tenue est l’envers de l’âme ou comme si Mme Tite-le-Long eût voulu compenser par cet excès de soin et de luxe quelque défaillance intime. » Quelle phobie meuble-t-elle cette intériorité ? « Devant le plus faible et le plus déshérité des êtres (il) éprouvait comme une terreur panique, la peur d’être encore plus faible et plus déshérité que lui, la peur d’être nul. Le commandant Tite-le-Long se croyait « la Nullité » même. » (p. 728) Que pouvait-il arriver au commandant renvoyé de la guerre pour « inutilité » ? Le bonheur de vivre sa nullité sans remords, le retour à la vie, une élévation morale au prix d’un abaissement social : « C’est qu’il ne se cachait plus, c’est qu’il ne cachait rien maintenant de lui, à lui ni à personne...Il y avait en lui une sérénité parfaite, une si complète adéquation de soi à soi-même, une communion si étroite et si totale avec la vérité, avec le peu de vérité qui lui était départie, un aveu, un abandon universel, aucune prétention à rien qu’à sa propre mesure qui était misère, mais loin de l’annihiler davantage, cette adhésion au «  néant » l’exaltait. » (p. 734)
Les persécuteurs sont-ils plus heureux que les persécutés ? L’affirmer, c’est parier sur une univocité et une permanence que déjoue continuellement la narration de Jouhandeau. Après bien des péripéties qui semblent autant de victoires des Jéricho, la rage n’est pas où on l’attend : « La simplicité » des Tite-le-Long ne leur permettait d’être de plain-pied tout de suite qu’avec Dieu et avec les bêtes, mais avec personne d’autre. C’était ce dont les Jéricho enrageaient. » (p.760)

Et le bien dans tout cela, et le mal ? Ces valeurs se correspondent, se rejoignent et sont en parfaite adéquation comme le montrera Jouhandeau dans un essai théorique, Algèbre des valeurs morales (1935). Le séisme qui attaque les personnages et les situations n’épargne pas les points d’attache et ce tremblement semble plus émaner de la chair du roman qu’y trouver un champ d’expérimentation abstrait. Quant à la fin de Tite-le-Long, nous y assistons non seulement à un renversement des rôles sociaux   (l’épicier devient commandant en raison de la guerre et le commandant se fait voyageur en épicerie), mais surtout à une « Apothéose » (titre du dernier chapitre) métaphysique. Dans le dénuement total, « le néant » devient Dieu et s’adresse ainsi à lui: « Vous êtes le Pauvre, mon Dieu, le Pauvre Commandant Tite-le-Long et le Pauvre Commandant Tite-le-Long est établi où rien ne peut plus l’atteindre, parmi les Anges, sur le trône de l’Eternel. » (p.781) S’agit-il d’une élévation mystique ou des élucubrations d’un médiocre ? On comprend que Walter Benjamin, traducteur de Jouhandeau en allemand, ait dit de son œuvre qu’elle « frise le satanisme ».

La quête des autres livres de Jouhandeau continua, rive gauche, sous le signe de l’amitié. J’avais la passion de Pierre Jean Jouve et tentai de ramasser ses recueils, romans et autres œuvres poétiques. Farouk se mit à collectionner Jouhandeau (pour regretter dernièrement : « Que n’ai-je collectionné Rimbaud...au lieu de ces élise interminables ! ») Les deux auteurs avaient la volupté et la ferveur religieuse en partage et un ami peintre en commun les ayant illustrés l’un et l’autre, André Masson. Mais il est difficile d’imaginer univers, humains et littéraires, et choix politiques, plus séparés comme l’a montré l’occupation allemande. Jouhandeau et Jouve voisinaient sur les étagères des librairies d’éditions rares et de livres anciens et il était difficile de repérer l’un sans tomber sur l’autre. Une émulation s’institua et prenait prétexte de Beau Regard et Du pur amour pour devenir familier de la caverne de M. Kiefer, rue Saint-André des Arts, ou discuter de diverses éditions avec M. Nicaise face à Saint Germain-des-Près. Il arriva même qu’on se partageât Don Juan et Les carnets de Don Juan du cycle dit de la Duchesse. Diverses collections furent découvertes dont, chez Gallimard, Une œuvre, Un portrait (où dans Les Mystérieuses noces Jouve était gravé par Sima et dans Les Térébinthe Jouhandeau était gravé par Masson) et surtout Métamorphoses lancée par Paulhan en 1939 où la première édition de De l’abjection ne portait pas de nom d’auteur. Chaque livre appelait l’autre et la dissipation, sans avoir de bornes, se nourrissait de ses charmes.

Nous nous sommes trop attardés sur deux œuvres du cycle de Chaminadour qui en compte une vingtaine et qui vient d‘être tout entier réuni sous cette appellation dans la collection Quarto publiée par Gallimard, mais elles nous semblent exemplaires. Il n’était que temps pour Jouhandeau, à qui on avait promis de son vivant La Pléiade, de communiquer avec notre modernité. Qu’apporte cette édition outre des repères biographiques, une iconographie intéressante et la belle préface de Richard Millet ? Le regroupement des œuvres ne permet pas seulement de les retrouver toutes , d’y établir des correspondances, de mesurer l’ampleur d’un cycle entretenu pendant quarante ans (1921-1961). Il entame surtout la restructuration d’une œuvre trop abondante et trop disparate pour être facile à apprécier. Ajoutons à cela que la collection, le format, la typographie... semblent bien accueillir Jouhandeau mal reçu, à notre avis, par la belle collection L’imaginaire qui a mieux convenu, pour des raisons insignes à ses contemporains et cadets, Apollinaire, Max Jacob, Michaux, Aragon, Blanchot...

En définitive, ce « fils de boucher et professeur de quatre sous », comme il se désignait lui-même, aura été « un écrivain complet » (Roger Nimier). Si ce livre copieux nous donnera à lire pour des années, nous attendons impatiemment déjà les autres cycles.

 
 
D.R.
Tout l’art de cet « alchimiste du démoniaque » consistera à métamor-phoser cette trame et à l’incurver dans tous les sens pour en faire une œuvre classique et inclassable
 
2020-04 / NUMÉRO 166