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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai

Hélène Carrère d’Encausse, après une première étude publiée en 2017 qui portait sur la relation du général de Gaulle avec la Russie, va aujourd'hui aux origines des rapports franco-russes. L’historien Jean-Paul Bled nous présente ici son dernier ouvrage.

Par Jean-Paul Bled
2020 - 04
Tout commence effectivement avec Pierre le Grand, le fondateur de la Russie moderne. Pour transformer son Empire, le grand Tsar prend l’Europe occidentale pour modèle, une ouverture illustrée, on le sait, par sa décision de transférer sa capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg, cette ville qu’il crée de toutes pièces sur les bords de la Neva. Dans cet espace, il éprouve une attirance particulière pour la France, alors le royaume du continent le plus puissant. Cet attrait est confirmé par la visite de deux mois qu’il lui rend en 1717. À Versailles, il est séduit par le petit Louis XV, «?l’enfant-roi?», tellement séduit qu’il pousse à un mariage avec sa fille Élisabeth, une union qui scellerait l’alliance des deux grandes monarchies de l’Ouest et de l’Est de l’Europe. Ce projet ne se réalise pourtant pas. À Versailles, la Russie est vue comme un pays semi-barbare extérieur à la sphère de la civilisation. De plus, ce mariage serait en contradiction avec les liens privilégiés entretenus par Versailles avec la Suède, la Pologne et l’Empire ottoman, tous opposés à la Russie par de lourds contentieux. Ces alliances de la France vont peser sur ses relations avec la Russie et se mettre régulièrement en travers des projets d’alliance entre les deux capitales. 

C’est précisément autour de ce thème central de l’alliance entre les deux États que le livre s’ordonne. Alliance souvent recherchée du côté russe, mais alliance longtemps improbable, pour ne pas dire impossible. Il faut attendre 1892/93 pour qu’après beaucoup de traverses, elle se concrétise. D’où le titre du chapitre traitant de ce moment phare?: «?L’alliance enfin?!?»

Dans le droit fil de Pierre le Grand, sa fille l’impératrice Élisabeth en fait un de ses objectifs. Elle prend certes forme sur le terrain durant la guerre de Sept Ans contre l’ennemi commun Frédéric II de Prusse, mais sans être actée par un document comparable à l’alliance conclue avec Marie-Thérèse d’Autriche. De plus, elle perd toute réalité à la disparition d’Élisabeth. Catherine II est sans doute fascinée par le prestige intellectuel de la France des Lumières. Elle entretient une longue correspondance avec Voltaire, accueille Diderot. Mais les mêmes obstacles s’opposent à un rapprochement politique. En 1772, la France de Louis XV assiste en spectatrice affligée au partage de la Pologne. Elle soutient la résistance de l’Empire ottoman au grand projet oriental de Catherine II.

Une alliance en bonne et due forme est signée, en 1807, à Tilsit, entre Napoléon et Alexandre Ier. Mais elle a tout d’un simulacre. Dès l’année suivante, à Erfurt, les deux monarques s’épient et se surveillent. La création du grand-duché de Varsovie – toujours la Pologne?! – a fait l’effet d’un chiffon rouge sur le Tsar. La guerre de 1812 marque le début de la fin pour Napoléon. La Russie libérée, Alexandre prend la tête d’une croisade pour chasser «?l’Ogre corse?» du trône. Cette mission accomplie, il apparaît en 1814 comme le maître de l’Europe.

Les Bourbons revenus, Chateaubriand, responsable de la diplomatie française, se fixe pour objectif la conclusion d’une alliance avec la Russie. Mais il ne reste pas assez longtemps en poste pour que le projet prenne forme. Après la révolution de juillet 1830, cette alliance n’est plus à l’ordre du jour, Nicolas Ier, le nouveau tsar regardant Louis-Philippe comme un usurpateur. Une nouvelle chance s’offre après la guerre de Crimée où la France et la Russie se sont durement affrontées. Gortchakov, le ministre russe des Affaires étrangères, plaide pour cette alliance. Napoléon III y serait favorable. Mais l’insurrection polonaise de 1863 ruine cet espoir.

Il faut attendre les années 90 pour que la question redevienne d’actualité. Les conditions sont cette fois réunies pour un rapprochement et même une entente des deux pays. Après l’ébranlement causé aux relations germano-russes par la crise orientale de 1875/78, Bismarck a certes réussi à maintenir le fil avec Saint-Pétersbourg, mais, le grand chancelier parti, Guillaume II s’empresse de le couper. La France exploite aussitôt cette ouverture pour sortir de l’isolement où sa défaite de 1870 l’avait placée en Europe. Paris et Saint-Pétersbourg signent dès 1892 une convention militaire, fondement de l’alliance qui les unit désormais. Devenue le socle de leur politique extérieure, l’alliance fait la preuve de sa solidité. Elle surmonte les diverses épreuves placées sur sa route?: tentatives allemandes de déstabilisation, guerre russo-japonaise, révolution de 1905, crises balkaniques en cascade. Solidaires, la France et la Russie entrent côte-à-côte dans la guerre en août 1914. Mieux, en deux occasions cruciales, la France doit son salut au concours de la Russie. En septembre 1914, les divisions déplacées vers le front oriental pour contrer une offensive russe manquent au commandement allemand pour remporter la victoire sur la Marne. En juin 1916, le scénario est le même?: l’offensive Broussilov oblige les Allemands à desserrer leur étau sur Verdun.

Cette solidarité est rompue par la révolution bolchevique. D’où la référence à Lénine dans le titre de l’ouvrage. Quand la Russie sort de la guerre en mars 1918, les Français ont le sentiment d’être trahis par leur allié d’hier. Livrée à l’arbitraire et au chaos, elle apparaît de nouveau à la majorité d’entre eux sous les traits d’un pays barbare. Et, comme si la boucle était bouclée, Lénine décide de ramener la capitale à Moscou?! Signe que l’histoire retrouve ses marques, quand l’Armée rouge attaque en 1920 la Pologne reconstituée, elle trouve en face d’elle une mission militaire française venue au secours de son allié traditionnel. Un des officiers de cette mission n’est autre que le futur général de Gaulle qui écrira bientôt un nouveau chapitre des relations compliquées entre la France et la Russie.

Ce rappel ramène au livre précédent d’Hélène Carrère d’Encausse. C’est dire précisément que ces deux ouvrages forment un tout, une somme indissociable et qu’il est peut-être recommandé de les lire dans l’ordre inverse de leur parution. Mais, qu’on suive ou non ce conseil, on prendra un vif plaisir à leur lecture. Hélène Carrère d’Encausse n’est pas seulement une grande savante, elle a aussi une fluidité d’écriture qui rend d’un accès facile une matière passionnante, mais naturellement complexe.
 
 
 
La France et la Russie. De Pierre le Grand à Lénine d’Hélène Carrère d’Encausse, Fayard, 2019, 444 p.

 
 
 
 
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