La vie la mort dans une logique sans opposition
Par Farès Sassine
2019 - 07
Le séminaire La
Vie la mort donné par Jacques Derrida en 1975-1976 à l’École normale supérieure
de la rue d’Ulm est, selon ses éditrices P.-A. Brault et P. Kamuf, l’un des
plus féconds du professeur. L’absence de et (ou de est) entre les deux termes
cherche à éviter l’opposition, la juxtaposition ou l’identification et vise Ã
penser la vie-la mort en vertu d’une logique qui ne poserait pas la mort comme
l’opposé de la vie et serait sans doute plus proche d’une topique. En quatorze
séances, Derrida lit plus ou moins « activement » de larges extraits,
paraphrase, commente, explicite « trivialement », durcit et surtout déconstruit
des textes appartenant à plusieurs disciplines de la philosophie à la génétique
contemporaine et à la psychanalyse. Le trajet est de trois boucles en lacet :
Procédant d’une explication avec un texte de Nietzsche, il s’engage d’abord
dans une problématique « moderne » où il discute les assertions plus ou moins
nouvelles de la « science » et de la « philosophie » de « la vie » ; il revient
à Nietzche pour une explication avec la lecture qu’en fait Heidegger; enfin il
relit méticuleusement Au-delà du principe du plaisir (1920) de Freud où le
maître viennois a introduit par spéculation une pulsion de mort avec la pulsion
de vie. La boucle est « bouclée » par un retour « provisoire » Ã
Nietzsche où les auditeurs sont confrontés à de nombreux fragments de la
Volonté de puissance, compilation posthume.
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Il nous faut
signaler que des pages de ce séminaire ont été reprises dans des publications
ultérieures de Derrida: la deuxième séance dans Otobiographies. L’Enseignement
de Nietzsche et la politique du nom propre (1984) ; les quatre dernières dans
La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà (1980). L’auteur n’y reprend
pas tel quel l’enseignement oral mais le suit en le réélaborant et en le
compliquant. On peut aussi noter le soin qu’il a pris entretemps à se relire et
tenter de résoudre des questions soulevées et restées initialement en suspens.
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En 1970 a paru La
Logique du vivant de François Jacob, prix Nobel de physiologie. Michel Foucault
y a vu « la plus remarquable histoire de la biologie qui ait jamais été écrite.
Elle invite aussi à un grand réapprentissage de la pensée. » Derrida, sans
nullement mentionner ce dernier, cherche à déconstruire les « concepts » de Jacob
comme de cette autre autorité de l’époque (et maître de Foucault) Georges
Canguilhem, historien et épistémologue des sciences de la vie. Pour Jacob, la
reproduction est le caractère essentiel du vivant qu’il distingue de la vie
pour écarter l’hypostase. Le concept de « programme » par lequel il introduit
son ouvrage résoudrait bien des problèmes de la biologie et de l’hérédité en
mettant fin à la contradiction entre finalisme caché et antifinalisme déclaré
du biologiste : chaque organisme a une finalité et l’histoire des organismes
est sans fatalité. Le savant affirme ensuite que l’hérédité « aujourd’hui » se
décrit « en termes d’information, de message et de code ». Selon Derrida, le
fait pour Jacob de n’avoir pas réélaboré la notion de programme et la valeur
d’analogie entre génétique et sémiotique, a laissé ceux-ci marqués par une
« téléologie logocentrique » et une « sémantique humaniste ».
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Sans pouvoir ou
vouloir entrer dans la complexité des questions débattues, mettons en évidence
la critique, soulevée dans le sillage de Nietzsche et en son nom, de « la
frontière rigoureuse ou rassurante » établie par « les philosophes et
épistémologues de la vie » dans leur champ « entre le conceptuel et le
métaphorique ». Pour eux, la métaphore vient « en l’absence du concept
adéquat » (Canguilhem). Or, affirme Derrida, le concept adéquat manquera
toujours et n’est qu’une métaphore étant données les limites incertaines entre
les deux. « Il est étrange de parler de concept adéquat pour désigner un
concept qui a valeur de mobilisation pratique dans le mouvement et le progrès
du savoir. » Quant à penser que l’adéquation est celle d’un système ou d’un
réseau conceptuel à une situation théorique, elle ignore qu’une adéquation dans
un procès de connaissance n’est productrice de savoir que si elle est
inadéquate. La philosophie de la vie a tout intérêt à ne pas ignorer Nietzsche
et à s’interroger sur la métaphoricité de la métaphore et la conceptualité du
concept.
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De la première
boucle dont nous avons donné un aperçu partiel, passons au « Nietzsche » de
Heidegger, ensemble de cours donnés à Fribourg-en-Brisgau à l’heure nazie
(1936-1940) et de dissertations écrites en 1940-1946. Derrida appuie Heidegger
pour sa réfutation courageuse et cohérente du « prétendu biologisme de Nietzsche »,
vision qui voudrait étendre au tout les concepts émanés de la région végétale
et animale. « Lorsque Nietzsche conçoit l’étant dans sa totalité et au
préalable l’être en tant que ‘vie’, et qu’il détermine l’homme en particulier
en tant que ‘rapace’, ce n’est point biologiquement qu’il pense, mais
métaphysiquement qu’il fonde cette image apparemment biologique du monde. »
(Heidegger) Cette interprétation de Nietzsche ne le « sauve » cependant que
pour le « perdre », l’inscrivant à « la crête la plus aiguë » de la
métaphysique occidentale, à son achèvement même, répétant son schéma le plus
vigoureux, anticipant avec le concept unique de Volonté de puissance
l’accomplissement de l’âge moderne. Ce par quoi l’auteur de Zarathoustra se
dissocie – en son nom propre – de la tradition
platonico-aristotélicienne est laissé de côté.
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La dernière
boucle fait à présent l’objet d’un ouvrage indépendant. Le mot de la fin y est
encore laissé à Nietzsche : « La volonté de puissance aspire donc à trouver des
résistances, de la douleur. Il y a une volonté de souffrir au fond de toute vie
organique. » Vie et mort ne cessent d’échanger leurs secrets et leurs
évidences.
 BIBLIOGRAPHIE
La Vie la mort -
Séminaire (1975-1976) de Jacques Derrida, Seuil, « Bibliothèque Derrida »,
2019, 380 p.