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Essai
Amin Maalouf et son « radeau de la Méduse »


Par Michel Hajji Georgiou
2019 - 04


C’est le Titanic comme métaphore d’un monde moderne à la dérive qu’Amin Maalouf a choisi de mettre en avant dans Le Naufrage des civilisations, son troisième essai depuis Les Identités meurtrières (1998) et Le Dérèglement du monde (2009). Les célèbres vers du De rerum natura de Lucrèce face au spectacle du chaos – « On voit avec plaisir, dans le sein du repos, des mortels malheureux lutter contre les flots » – viennent immanquablement à l’esprit. Mais aux antipodes du philosophe latin, Amin Maalouf ne cherche aucunement à se réfugier dans une posture épicurienne pour contempler les affres d’une humanité en perdition. Point de plaisir dans le spectacle affligeant qui s’offre à ses yeux, mais, au contraire, une anxiété croissante, de plus en plus essentielle. C’est avec lucidité qu’il fustige en effet aussi bien le repli sur soi et l’individualisme que l’obsession de la sécurité, autant de fléaux qui contribuent à l’érosion de la civilisation. 

Depuis Les Identités meurtrières, Amin Maalouf s’est en effet positionné comme l’écrivain-timonier privilégié d’une certaine vision humaniste et universaliste du monde. Au début des années 2000, sur les bancs de l’Université Saint-Joseph, nous n’étions pas peu fiers de brandir son magnifique plaidoyer en faveur de l’identité composite comme une profession de foi ou un talisman face au sinistre Choc des civilisations de Samuel Huntington, avec ses émanations nauséabondes et fielleuses de culturalisme mortifère. L’essai de Maalouf était un appel global à rejoindre une formidable équipée pour bâtir, au-delà des appartenances résiduelles, « une civilisation commune à laquelle chacun puisse s’identifier, soudée par les mêmes valeurs universelles, guidée par une foi puissante en l’aventure humaine, et enrichie de toutes nos diversités culturelles ». L’alternative, prédisait-il déjà, n’était autre… qu’un naufrage « ensemble dans une commune barbarie ».

Si, vingt-et-un ans plus tard, le style d’Amin Maalouf paraît plus que jamais diaphane, cristallin, apaisé, la lumière de l’espérance, elle, s’est sensiblement amenuisée. Le naufrage n’est plus un danger apocalyptique potentiel contre lequel il faut se coaliser, mais bel et bien une dynamique en cours de réalisation. Et c’est à travers différentes étapes de son parcours personnel et de l’itinéraire de sa famille que l’écrivain tente de déterminer, dans ce que Leonard Cohen aurait qualifié de manuel pour vivre avec la défaite, pourquoi le monde se trouve aujourd’hui en train d’enfoncer la dernière porte du château de Barbe-Bleue, celle de « la fin de la culture », pour reprendre la métaphore de George Steiner.

Ce faisant, Amin Maalouf revient d’abord sur la Chute originelle, celle du modèle levantin du vivre-ensemble dans ses deux pays d’origine, l’Égypte et le Liban, qu’il perçoit comme une sombre préfiguration de la malédiction qui va progressivement frapper le monde. La figure ambivalente de Nasser, tour à tour promesse de modernité, fossoyeur des minorités et de l’Égypte plurielle, héraut de l’unité arabe, idole des masses arabes en quête d’idéal et enfin icône déchue, y occupe une place centrale. L’auteur, dont l’analyse n’est pas sans recéler des échos de Considérations sur le malheur arabe de Samir Kassir, s’attarde ensuite sur le manque de confiance, la haine de soi et l’incapacité à renouer avec son floruit caractéristiques du monde arabo-musulman pour en expliquer la dislocation, la désintégration actuelle, ainsi que l’appétit pour les extrêmes. Il se pose la question de savoir si l’échec de la gauche universaliste comme possibilité de participation des minorités à l’espace du politique dans ces pays n’a pas précipité la plongée de cet univers dans la barbarie, de même que la défaite-charnière de 1967 a ancré dans les peuples de la région un sentiment d’humiliation et « le syndrome de l’éternel perdant », faisant progressivement le lit de l’islamisme. Il est enfin question du Liban, second Eden de l’auteur, qui sombre lui aussi dans la tourmente, rongé par les démons du communautarisme et leur corollaire naturel, les ingérences étrangères et la faillite du pouvoir central. 

L’auteur se focalise ensuite sur une année-maîtresse, 1979, date de ce qu’il appelle le « grand retournement », phénomène par le biais duquel les tenants du conservatisme deviennent les forces révolutionnaires aux dépens des progressistes, désormais cantonnés à la stricte conservation de leurs acquis. Deux exemples principaux servent de modèle à son argumentation : la révolution de Margaret Thatcher sur fond du choc pétrolier, récupérée et maximisée aux États-Unis par Ronald Reagan dans sa lutte contre l’État-Providence, avec ses sous-entendus raciaux et le lot d’inégalités et de fractures sociales qu’elle va générer ; et la révolution islamique en Iran qui porta au pouvoir l’ayatollah Khomeiny, avec sa « radicalité corrosive » et ses « répercussions significatives sur l’ensemble de la planète ». Amin Maalouf rappelle, dans la foulée de l’instauration de la République islamique, dont il fut lui-même un témoin privilégié puisqu’il se trouvait dans la salle de l’école où Khomeiny en fit la proclamation à Téhéran, un autre incident quasi-mimétique quelques mois plus tard : l’assaut contre la grande mosquée de La Mecque par un commando islamiste en novembre 1979, qui poussera l’Arabie saoudite à se radicaliser et constituera, dans le même temps, la première ébauche du jihadisme international… Ce dernier trouvera immédiatement un nouveau terrain de prédilection pour s’émanciper (sous l’ombrelle de Washington) en Afghanistan, après l’entrée des troupes russes en décembre 1979…

C’est enfin un monde en pleine « décomposition » que décrit Amin Maalouf dans la dernière partie de son ouvrage. Les espaces homogénéisés sur le plan culturel promis par le clash des civilisations n’ont produit que plus de morcellement et de violence. Les solidarités humaines se délitent, les particularismes et les tendances séparatistes foisonnent. Dans la foulée de sa critique de la révolution conservatrice opérée par Thatcher et Reagan, l’auteur déconstruit l’idée de la « main invisible » d’Adam Smith, qui voudrait que chaque personne agisse selon ses propres intérêts, la somme de ces égoïsmes étant forcément à l’avantage de la société toute entière. Érigée en « vision du monde » par le modèle conservateur qui a triomphé de l’Union soviétique, cette théorie n’en demeure pas moins le berceau de l’égoïsme, aussi bien des individus que des « tribus » de toutes sortes, précise-t-il. Détachée de la réalité – parfaitement gnostique à l’instar de la théorie de la fin de l’Histoire chez Hegel, aurait dit Voegelin –, elle étoufferait au berceau aussi bien la mise en place de réseaux de solidarité que la volonté d’agir pour faire face aux grands défis comme par exemple le réchauffement climatique, souligne Amin Maalouf. Mais la révolution conservatrice n’a pas fait qu’ébranler le rôle de l’État ; elle a aussi exacerbé au plus haut point le sentiment identitaire, avec son flot de nuisance. 

Le paquebot est donc bien parti pour faire naufrage et ni les États-Unis, qui ont péché par orgueil et démesure après l’effondrement de l’Union soviétique, ni l’Europe, qui aurait pu offrir un supra-modèle de vivre-ensemble, mais qui est à l’heure actuelle un « édifice fragile, inachevé, hybride » et « violemment ébranlé », ne semblent en mesure d’éviter le cataclysme, affirme Amin Maalouf, sans masquer son insondable « tristesse ».

Pourquoi cet affaissement manifeste de l’espoir, alors que l’auteur croyait naguère dur comme fer dans l’inéluctable défaite des crispations et des haines identitaires par une dynamique centripète humaniste ? « Ce qui m’inquiète aujourd’hui davantage, écrit-il, c’est que cet élan rassembleur, tout en étant porté inconsciemment par l’ensemble de nos contemporains, n’est porté consciemment par personne. » L’universalisme et l’humanisme sont donc, dans une certaine mesure, orphelins. 

Ce n’est plus le Titanic. C’est le « radeau de la Méduse », avec, à son bord, une humanité désespérée, malade, anthropophage, qu’Amin Maalouf contemple, terrifié. Non sans y rajouter encore, dans une perspective orwellienne, une mise en garde contre la disparition de la vie privée face aux avancées technologiques, contre l’aliénation de la liberté au nom de la sécurité, ou encore, au-delà de l’univers glauque de 1984, contre l’inaction collective face au cataclysme climatique qui s’annonce, et contre la mésestimation des dangers de la robotisation et de l’intelligence artificielle. 

C’est sur la même note que le testament philosophique de René Girard ou celui, politique, de Samir Frangié que s’achève l’entreprise d’Amin Maalouf ; une note de scepticisme mêlé d’un espoir lucide qui refuse de mourir. Certes, il ne suffit peut-être pas d’avoir contemplé le néant dans les yeux, entrevu cette Apocalypse mise en branle par l’(in)action de l’homme et sonné le tocsin. Mais, au moins, l’intellectuel, l’homme de lettres et de culture peut s’enorgueillir de ne pas avoir capitulé, comme tant de ses semblables, devant l’inéluctable défaite – et, comme Antoine abandonné par les dieux face à l’ultime déroute que lui réserve Octave dans le poème de Cavafy (c’est d’ailleurs par un texte du poète grec que s’ouvre l’ouvrage), il peut se réfugier, la conscience quelque peu tranquille, dans ces mots : « Lorsque soudain à l'heure de minuit,/ tu entendras passer la troupe invisible,/ dans un cortège d'exquises musiques et de voix –/ ne te lamente pas en vain sur ton sort,/ ton destin qui t'abandonne,/ tous tes desseins qui partent en fumée./ Avec courage,/ comme quelqu'un qui s'y attendait,/ fait tes adieux à Alexandrie/ qui s'éloigne de toi. »

 
BIBLIOGRAPHIE   
Le Naufrage des civilisations d’Amin Maalouf, Grasset, 2019, 336 p.
 

 
 
© Claude Truong-Ngoc
« Ce qui m’inquiète aujourd’hui davantage, c’est que cet élan rassembleur, tout en étant porté inconsciemment par l’ensemble de nos contemporains, n’est porté consciemment par personne. »
 
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