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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Farès Sassine
2019 - 03
Les classiques de l’historiographie libanaise présentent sous un jour favorable les premiers temps des relations druzes avec les autorités ottomanes. L’historien Abdulrahim Abu-Husayn, s’appuyant sur les archives d’Istanbul et d’autres sources, montre qu’elles furent conflictuelles. De 1516 à 1697, une «?longue rébellion?» s’installa au Mont Liban et fut, sans le chercher, la première origine de l’entité «?libanaise?».

La «?longue rébellion?» se déroula en séditions successives. La première implication de chefs druzes prend date en 1518 quand quatre émirs (un buhturide et trois maanides) sont arrêtés pour avoir participé à la révolte conduite par un chef bédouin sunnite de la Békaa, Ibn al-Hanach. Celui-ci avait donné asile à des princes mamelouks recherchés par les autorités ottomanes. L’historien agence trois traits pour éclairer l’événement?: l’attention portée par Venise et ses représentants en Syrie et à Chypre à la rébellion?; la perte par Ibn al-Hanach de son poste de gouverneur de Beyrouth?; les domaines des princes druzes pris aux environs de Saida et Beyrouth. Celle-ci jouait un rôle important dans le commerce de Venise et les émirs druzes en étaient de grands bénéficiaires.

La campagne du gouverneur de Damas Hurrem Pacha en 1523 contre le Chouf, les massacres collectifs, l’incendie et le pillage des villages, ainsi que l’autodafé des manuscrits religieux, indiquent qu’elle eut lieu pour punir les druzes de leur collaboration avec Ibn al-Hanach (1518) et de leur complicité avec l’attaque maritime, vénitienne probablement, contre le port de Beyrouth (1520). Mais l’horreur de l’expédition punitive ne vint pas à bout de la sédition. Une autre fut menée où le même Hurrem incendia quarante-trois villages. La menace druze était insupportable pour les Ottomans en raison du nombre d’armes à feu dans la montagne. Les fusils des rebelles étaient rapportés supérieurs à ceux des troupes par leur portée et le nombre de leurs balles?; les combattants étaient bien entraînés et leur danger d’autant plus grand qu’ils vivaient «?près de la côte?». L’insurrection refusait de livrer les armes et de payer les impôts. En 1565, elle s’étendit du Chouf aux Jurd, Matn, Gharb, et au Kesrouan maronite… Des sunnites prirent son parti, le turcoman Mansour bin Assaf, et les Chehab de Wadi at-Taym. 

Les druzes commandaient la rébellion et en formaient le nerf principal. Qurqumaz bin Maan en était considéré comme le plus dangereux chef. En 1574, un ordre fut donné à une expédition conjointe de la flotte et des forces terrestres contre elle. Elle s’étendit et le refus de payer les impôts fut général. Les chiites et les druzes du sandjaq de Safad au sud se joignirent aux révoltés du nord. En 1585, le commandant ottoman Ibrahim Pacha mena une expédition sanguinaire mais efficiente et les troubles cessèrent. Mais les armes continuèrent à parvenir aux zones rebelles et le blé interdit d’exportation était livré en échange.

Deux questions?: d’où venait l’armement?? Pourquoi les druzes, plus que d’autres groupes et régions, refusaient l’autorité centrale??

Suivant des sources rares mais précises, ce sont les Vénitiens qui, à partir de Chypre, livraient les armes et procédaient aux échanges commerciaux prohibés. Venise était le principal partenaire de la Syrie et de l’Égypte après la prise de Constantinople en 1453. Elle importait de ces régions, outre les épices, devenues trop couteuses après la découverte de la route maritime des Indes, du coton syrien et du blé. Mais la conquête ottomane de 1516 constitua une catastrophe. La Sérénissime perdit une source d’approvisionnement et sa place prééminente au bénéfice d’autres puissances européennes. Engagée militairement contre l’Empire, elle avait intérêt à pourvoir en armes ses anciens partenaires. Les Vénitiens comme les druzes profitaient de l’ère mamelouke. Ces derniers, considérés par les ulémas sunnites comme une secte hérétique, ont pu développer un sentiment de différence et d’insécurité. Ayant perdu leur position économique, riches d’une solidarité et d’une structure tribales fortes, habitant une région difficile d’accès et approvisionnée en armes, ils se rebellèrent.

Après la perte de Chypre en 1570, Venise cessa d’être la grande puissance maritime de naguère. Elle laissa la place au début du XVIIe à Florence et on assista tout au long du siècle à une reprise de la rébellion. On peut qualifier cette seconde étape de «?toscane?». La victoire chrétienne de Lépante en 1571 remit d’anciens projets comme celui de reprendre la Terre sainte à l’ordre du jour. Les Médicis, pour des raisons économiques politiques et religieuses, furent à la tête d’une alliance regroupant plusieurs puissances dont la papauté. Ils appuyèrent un soulèvement associant les chrétiens d’Orient aux «?hérétiques?» druzes. D’où les relations privilégiées avec Fakhreddine Maan (1572-1635).

Après la défaite de ce dernier, le fils de son neveu, Ahmad, réussit en 1667 et jusqu’à sa mort en 1697 à affermir son pouvoir comme principal collecteur d’impôts. Il continua à entretenir des liens avec les puissances européennes et la politique d’alliance avec les maronites. Il refusa de participer au jihad proclamé durant la guerre austro-ottomane (1683-1699) et réussit à échapper à toutes les tentatives pour l’arrêter et le punir. 

«?La longue rébellion?» donna au Liban et aux Libanais leur héros national (Fakhreddine) et leur dynastie fondatrice (les Maan). Abu-Husayn montre comment le soulèvement s’est nourri «?des plans européens politiques commerciaux et religieux dessinés pour Bilad al-Cham?». Mais il ne se contente pas dans cet opuscule concis et précis de tenter de reconstruire la vérité historique. Il cherche aussi à dresser la généalogie des «?légendes?» confessionnelles et nationalistes auxquelles elle donna lieu. Un travail qui s’inscrit à la suite du maître Kamal S. Salibi et rejoint celui de nombreux historiens contemporains.


 
 BIBLIOGRAPHIE 
Sina‘at al-Ustura, Hikayat at-tamarrud at-tawil fi Jabal Lubnan (La production de la légende, le récit de «?la longue rébellion?» du Mont Liban) de Abdulrahim Abu-Husayn, Dar el-Saqi, 2019.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166