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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Où en est la chrétienté en Europe ?


Par Henry Laurens
2019 - 03

Olivier Roy est, plus qu’islamologue de terrain, un sociologue des religions. Il lui a paru nécessaire de revenir sur la question de l’appartenance chrétienne de l’Europe. Elle paraissait évidente pour les fondateurs démocrates-chrétiens de l’Europe politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cinquante ans après, la polémique sur les « racines chrétiennes » montrait que les choses étaient moins claires.

D’entrée de jeu, l’auteur montre que l’on se trouve dans un triangle : la religion chrétienne, les valeurs séculières de l’Europe dites venues des Lumières et l’émergence de l’islam comme religion européenne. Bien sûr, on peut dire que l’anthropologie des sociétés d’Europe de l’Ouest est profondément marquée par le christianisme latin. L’émergence du protestantisme conduira à la terrible violence des guerres de religion et en contrecoup à la constitution de l’État-nation qui cherchera à imposer son ordre tout en conservant la condamnation de l’irréligion (châtiment du blasphème par exemple).
L’expansion missionnaire du christianisme européen a conduit à sa mondialisation et paradoxalement au déclin de sa dimension européenne.

Roy distingue deux formes de sécularisation. La première, qui commence à la fin du XVIIIe siècle, est de nature politique : l’État se sépare du religieux ou impose son autorité sur le religieux. La seconde est la chute de la pratique religieuse et la disparition de la centralité du religieux dans la vie sociale et la culture. C’est, à proprement parler, la déchristianisation. Les deux phénomènes peuvent être décalés dans le temps et dans l’espace. Aujourd’hui, la pratique religieuse chrétienne régulière tend à descendre en dessous de 10%. Pour une bonne partie de la population, la référence chrétienne est de nature identitaire voire folklorique et non religieuse.

Avec une grande pertinence, l’auteur distingue la sécularisation qui maintient des valeurs communes avec la religion tout en refusant le fondement divin et la situation actuelle qui est divergence complète sur la définition des valeurs. Au XXe siècle, l’Église se lance dans l’action sociale et accepte progressivement la modernité démocratique. Vatican II achève cette évolution avec une très large désacralisation des rites. Mais c’est le moment où la société bascule dans l’analphabétisme religieux et où émerge un nouveau système de valeurs.

Les nouvelles valeurs sont fondées sur l’individualisation, la liberté et la valorisation du désir. Ce ne sont plus des valeurs chrétiennes sécurisées. La liberté de la personne l’emporte sur toutes les normes transcendantes, il n’y a plus de morale naturelle commune à tous. Le désir devient sa propre norme et n’est plus soumis à d’autres contraintes que le désir des autres. Ces nouvelles normes s’inscrivent assez rapidement dans le droit, ce qui montre qu’il s’agit bien d’une révolution anthropologique.
L’Église s’est immédiatement opposée à cette révolution en maintenant son système normatif centré autour de la question sexuelle : famille, procréation, place des femmes. Elle s’appuie sur une religiosité militante (charismatiques, jeunes, etc.) et abandonne l’action sociale et la démocratie chrétienne. La guerre des valeurs se poursuit avec des situations inattendues ; L’Église ne rejette pas l’immigration en soi et certaines valeurs attribuées aux musulmans sont proches des siennes en tant que normes sexuelles tandis que des laïques s’opposent, pour cette raison, tout aussi bien au christianisme qu’à l’islam.

Quand l’Église parle d’identité chrétienne, elle cherche à ancrer ses valeurs dans la définition de l’Europe alors que les populistes s’en servent pour rejeter l’islam tout en ne voyant dans le catholicisme qu’une sorte de folklore.

Ce livre court fourmille d’idées et d’analyses passionnantes qui permettent de mieux comprendre notre monde contemporain. Il faut absolument le lire.

 
BIBLIOGRAPHIE  
L’Europe est-elle chrétienne ? d’Olivier Roy, Paris, Seuil, 2019, 204 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166