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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Henry Laurens
2018 - 12

Dans ce livre, Maurice Sartre, le spécialiste reconnu de l’Orient grec et romain, poursuit ses études biographiques qu’il a entamées avec un excellent Zénobie en 2014. La tâche est d’autant plus difficile qu’il existe une immense production littéraire sur Cléopâtre, ce personnage qui contraste avec les béances considérables de la documentation disponible. Aucun historien antique ne lui a consacré de biographie, elle apparaît dans celle des autres (César, Antoine, Auguste) et essentiellement comme la maîtresse de César puis d’Antoine, et non comme une reine poursuivant ses propres objectifs politiques. De plus, elle est la victime de la propagande de ses ennemies qui traînent dans la boue l’ennemie vaincue et qui refuse l’association de la femme et du pouvoir. Les sources archéologiques donnent des indications disparates et posent souvent des problèmes d’interprétation de dates et d’identification.

Maurice Sartre s’attache à mettre en valeur la reine d’Égypte et non la femme fatale, en dépit du manque de documentation qui aboutit souvent à des constats d’ignorance. Ainsi on ne connaît pas la date précise de sa naissance, mais on la situe vers décembre 70 ou début janvier 69 avant notre ère. Elle serait peut-être de naissance illégitime au sein de la dynastie lagide, un milieu de Macédoniens de culture grecque. Comme la dynastie pratique une endogamie allant jusqu’à l’inceste, on ne peut pas la taxer d’«?Égyptienne de souche?».

On ne sait rien de sa culture réelle, mais elle a passé ses premières années dans une période politique particulièrement troublée, élément essentiel de sa formation politique. Le royaume lagide a perdu une grande partie de ses territoires méditerranéens et se réduit de plus en plus à l’Égypte. Rome est devenue la puissance dominante. Les femmes ont joué un rôle important dans la dynastie mais ne peuvent régner seules?: elles doivent épouser un mâle de la famille ou être associées au trône avec l’un d’entre eux. 

Après la mort de son père Ptolémée XII vers 51, elle règne avec son frère nettement plus jeune, Ptolémée XIII. Il n’est pas sûr qu’il y ait eu mariage. La lutte pour le pouvoir reprend rapidement. Elle a le dessous quand César, à la poursuite de Pompée, débarque en Égypte en 48. Une seule certitude?: se noue à ce moment-là une relation dont les conséquences pèsent autant sur l’histoire du royaume lagide que sur celle de Rome. Il est impossible de mesurer la part du calcul politique et celle des sentiments personnels. Ce qui est sûr, c’est que César frôle la catastrophe dans la guerre civile égyptienne qui suit et qu’ensuite il établit l’autorité de Cléopâtre sur l’ensemble du pays, en association avec son plus jeune frère Ptolémée XIV. 
La naissance du fils de Cléopâtre, nommé Césarion, pose un problème de date. Il semble que cela soit en 47, mais aussi éventuellement en 44. Il sera ensuite associé au règne de sa mère. Ce que l’on peut savoir de la politique économique et fiscale de la reine c'est qu'elle ne diffère pas de celle de ses prédécesseurs. Elle est déesse et pharaonne. 

Après la mort de César en 44, elle revient en Égypte. C’est en 42 qu’a lieu la rencontre avec Antoine. Là encore, on ne dispose d’aucun moyen de connaître leurs sentiments intimes. Tout ce que l’on peut discerner, ce sont les intérêts politiques. Le but de Cléopâtre est de restaurer la grandeur lagide en se mettant au service d’Antoine. Mais ce dernier saura toujours bien défendre les intérêts de Rome tout en bénéficiant d’une alliée puissante. La passion amoureuse a certainement une place dans cette affaire, mais ils partagent des intérêts politiques communs qu’ils surent gérer au mieux.

La fameuse «?vie inimitable?» du couple, succession de fêtes, de banquets et de beuveries est la célébration de l’association d’Antoine à Dionysos et de Cléopâtre à Aphrodite. C’est une politique religieuse menée lucidement et avec une certaine efficacité. 

La défaite finale devant Octave est bien connue. Le suicide de la reine en 30 est probablement le résultat d’une habile manipulation du vainqueur.

Le mythe «?Cléopâtre?», toujours aussi puissant deux mille ans après, est pour l’essentiel le produit de la propagande des vainqueurs, ce qui témoigne de la peur qu’elle a suscitée à Rome. Pour le reste, on ne peut pas savoir si, en cas de victoire, Antoine ne serait pas retourné à Rome pour y exercer le pouvoir et la place qu’aurait eue la reine d’Égypte dans cette nouvelle organisation du pouvoir romain en Méditerranée. 

Ce livre est un modèle de travail d’historien, marquant ce qu’il est possible de savoir et rétablissant les dimensions politiques que le mythe a effacées. Il se lit avec bonheur parce qu’il y a dans chaque ligne beaucoup d’intelligence et de malice comme toujours avec Maurice Sartre.

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
Cléopâtre, un rêve de puissance de Maurice Sartre, Tallandier, 2018, 349 p.

 
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166