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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
L'œuvre ouverte d'Élias Khoury


Par Tarek Abi Samra
2018 - 11
«La littérature arabe ne peut se permettre le luxe de l’art pour l’art », affirme Katia Ghosn dans la conclusion de son livre Élias Khoury : de l’engagement au postmodernisme.

Maître de conférences en littérature arabe contemporaine à l’université Paris VIII, elle a déjà dirigé un ouvrage collectif sur Rachid el-Daïf, paru en 2016. Sa récente étude sur Khoury, aussi dense que passionnante, examine l’œuvre romanesque de cette autre grande figure de la littérature libanaise contemporaine, et tente de résoudre ce paradoxe : comment une écriture qui se veut littéraire, peut-elle concilier ces deux tendances contradictoires que sont, d’une part, l’engagement politique et, d’autre part, une expérimentation formelle poussée à l’extrême et dont les éléments distinctifs sont la narration éclatée, l’interrogation métafictionnelle, la multiplicité des points de vue et la déconstruction de l’autorité narrative – des caractéristiques qu’on subsume généralement sous le terme de « postmodernisme » ?
S’appuyant sur des analyses d’Edward Saïd et de Khoury lui-même, Katia Ghosn soutient que le roman libanais contemporain ne peut « se désengager du politique ». Comment le pourrait-il, puisqu’il est le produit de la guerre civile ? En effet, c’est durant cette période que des romanciers comme Khoury, Hoda Barakat ou Rachid el-Daïf ont publié leurs premières œuvres, en nette rupture avec le roman de la génération précédente. De surcroît, la guerre est un thème qui traverse la plupart de leurs écrits, même ceux parus après 1990.

Toutefois, Ghosn propose d’inclure ce roman de la guerre civile dans une catégorie plus étendue : la « littérature d’après 60 », qui comprend une grande part de la production romanesque arabe parue après la défaite de 1967. Comme conséquence de cette débâcle militaire et politique, le rêve de voir s’établir une unité arabe s’est écroulé et l’espoir de se relever de la Nakba a été presque anéanti. Cette désillusion amère a participé « de l’émergence de nouvelles formes d’écriture ». 

Ce contexte sociopolitique arabe, ainsi que la guerre civile, ont eu un impact direct non seulement sur le contenu des romans de Khoury, mais sur leur forme-même. Chez ce dernier, le narrateur, si proche de l’auteur, se trouve souvent dans l’impossibilité de raconter une histoire cohérente, bien structurée. Ghosn voit dans cet éparpillement du récit le reflet d’un « contexte politique instable et angoissant » qui égare le « narrateur dans sa tentative de reconstituer une histoire crédible et achevée ». Cela fait du roman de Khoury une « œuvre ouverte » (terme emprunté à Umberto Eco) où le narrateur, sceptique quant à sa capacité d’atteindre une vérité objective, imbrique les récits les uns dans les autres, ne finit jamais l’histoire qu’il raconte, hésite et la recommence fréquemment, la commente, en donne plusieurs versions, s’éclipse pour un moment en laissant la parole à d’autres personnages… Ce sont là des techniques narratives propres au roman postmoderne, qui opère une déconstruction des valeurs de la société et déploie souvent un certain cynisme vis-à-vis de l’engagement politique. Or Khoury est un écrivain engagé ; il est vrai qu’il n’a jamais écrit de roman à thèse, mais toute son œuvre est néanmoins sous-tendue par un idéal (ou rêve) de justice. 

Ghosn se demande alors si nous pouvons « parler (…), sans nous contredire, de postmodernisme chez Khoury ». Sa réponse est affirmative, à condition d’élargir ce concept pour laisser « cohabiter les contraires ». Cet élargissement aurait une grande valeur heuristique pour la critique littéraire, lui permettant de lier le roman arabe à un contexte littéraire et culturel plus global, tout en lui gardant sa spécificité.
Enfin, notons qu’une fois fermé le livre de Ghosn, la meilleure lecture à entreprendre serait celle du dernier roman de Khoury, Les Enfants du ghetto. Je m’appelle Adam, dont la traduction française a paru en février. L’auteur y revient à la tragédie palestinienne, la Nakba ; mais contrairement à ce qu’il avait entrepris avec La Porte du soleil, il s’intéresse cette fois-ci au sort de ceux qui sont restés en territoire ennemi, tout en se posant cette question qui traverse le livre de part en part : comment raconter des horreurs dont les victimes ont choisi le silence ?


BIBLIOGRAPHIE
Élias Khoury : de l’engagement au postmodernisme de Katia Ghosn, Demopolis, 2018, 220 p.

Les Enfants du ghetto. Je m'appelle Adam d'Élias Khoury, traduit de l'arabe par Rania Samara, Actes Sud/L'Orient des livres, 2018, 368 p.


Élias Khoury et Katia Ghosn au Salon :
Rencontre « Élias Khoury : la littérature de l’engagement », le 5 novembre à 19h (salle 2 – Aimé Césaire)/ avec Leila Shahid et Katia Ghosn.
Signature de Les Enfants du ghetto à 20h (L’Orient des Livres)/ Signature de Élias Khoury : de l’engagement au postmodernisme à 20h (Antoine).
 
 
D.R.
La guerre civile a eu un impact direct sur le contenu des romans de Khoury.
 
2020-04 / NUMÉRO 166