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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Gilles Kepel : une histoire violente du Moyen-Orient contemporain


Par Chibli Mallat
2018 - 11
Après l’Histoire d’Henry Laurens, répertoriée sur ces pages (L’Orient Littéraire, mai 2017), un autre grand spécialiste du Moyen-Orient, politologue plutôt qu’historien, nous offre une « somme » sur notre région dans une perspective plus courte, qui commence du côté de la guerre de 1973. Ses principaux protagonistes en sont les islamistes, que peu connaissent aussi bien que Gilles Kepel. Son premier ouvrage en 1984, Le Prophète et le Pharaon, demeure une référence obligée sur les Frères Musulmans et les dérives extrémistes de l’islamisme égyptien. 

Dans cette lignée, Kepel réussit à donner une profondeur que peu de chercheurs atteignent, encore moins les journalistes et policy-makers, en enrichissant son champ d’analyse par deux efforts particuliers : une lecture précise de la littérature islamiste, depuis Sayyed Qutb jusqu’à Zarqawi et Baghdadi, « le caliphe » maintenant déchu, et par un activisme de terrain. Quand il peut, il va sur place, souvent à son corps défendant. Ainsi le voyons-nous discuter à Moscou avec Evguéni Primakov et Vitaly Naumkin de la politique syrienne de Poutine, ou donner une conférence en arabe à Mossoul quelques mois après sa libération de Daech, qui lui permet d’engager la discussion avec des collègues traumatisés de la ville.

Le résultat en est cet ouvrage aussi impressionnant par sa synthèse que par sa précision. Dans une première partie, c’est la naissance de l’islamisme violent accompagnant l’émergence en force du pétrodollar au moment de la guerre du Kippour/Ramadan octobre 1973. Les référents religieux dans cette appellation sont probants, ainsi que Kepel le souligne. Ils vont prendre dans l’ouvrage leur ampleur historique graduelle, d’abord dans la dissémination saoudo-wahhabite d’un islamisme intolérant, ensuite dans la grande fracture sunnite-chiite, enfin dans la nouvelle donne, encore peu claire, de l’affaiblissement de l’État-rentier avec le passage, lentement et sûrement, à l’ère post-pétrole. Nous verrons dans l’ouvrage comment l’État islamique établi entre 2014 et 2017 sur une grande partie de la Syrie et de l’Irak « fut l’aboutissement “monstrueux”, au sens propre, de l’État rentier ».

Une analyse également méticuleuse aborde le Printemps arabe. L’auteur reconstruit les diverses expériences des révolutions arabes ainsi que leurs impacts violents en Occident. Ce travail avait déjà été esquissé, dans un voyage personnel-anthropologique, dans Passion arabe (2014). 

C’est là où je diverge avec Gilles Kepel. Ses protagonistes sont les tenants de l’islamisme violent, et les dictateurs de toutes sortes qui s’appuient sur eux pour renforcer leur légitimité. D’une certaine manière, il appuie la thèse de Laurens, sur le cynisme et la continuité du Grand Jeu depuis le débarquement de Napoléon en Égypte.
Reste que les autres protagonistes, n’en sont pas moins essentiels. Ce qui manque dans l’approche de Kepel pour « sortir du chaos », ce sont ces personnages-là, les résistants pour les droits de l’homme dont le rôle est essentiel dans une éventuelle alternative malgré leurs nombreux échecs. Pas un mot chez Kepel sur la Révolution du Cèdre, très peu d’attention sur le soulèvement également non-violent en Iran de l’été 2009, ou de celui de janvier 2017. Pas une fois le mot non-violence n’est mentionné dans le livre, alors que la non-violence est la contribution essentielle d’un printemps étouffé. Pas une citation, dans tout l’ouvrage, d’une seule femme, ou des ulémas éclairés ou des dizaines de « libéraux » et de laïcs. Pourtant on sait bien que Kepel est proche d’eux. Aucune chance de « sortir du chaos » si ces hommes et femmes essentiels sont occultés. 


BIBLIOGRAPHIE
Sortir du Chaos de Gilles Kepel, Gallimard, 2017, 514 p.


Gilles Kepel au Salon :
Grand entretien avec Loulwa Al Rachid et Nassif Hitti, le 3 novembre à 19h (Agora)/ Signature à 20h (Virgin).
 
 
D.R.
Les tentatives répétées de changement démocratique sont dépassées par l’agenda que dicte l’extrémisme.
 
2020-04 / NUMÉRO 166