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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Trêve avec soi
Dans cet essai raturé de lumières et d’abîmes, Yiyun Li chemine le long de la distance que trace l’écriture d’un être à un autre, et de l’être à lui-même et à son désir de mort.

Par Ritta Baddoura
2018 - 10



Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie : le titre de l’essai interpelle et vous saisit intuitivement dans une intimité étrange. Cette phrase glanée dans les carnets parcourus de Katherine Mansfield, Yiyun Li s’y est retrouvée et l’a fait totalement sienne. Elle lui rappelle « la raison pour laquelle (elle ne veut pas) s’arrêter d’écrire. (…) Qu’il est long le chemin d’une vie à une autre ! Mais pourquoi écrire, sinon pour cette distance même. »

Yiyun Li revisite son existence avec ce repère temporel double : ses deux séjours en hôpital psychiatrique. Il y a l’avant, l’entre-deux, et l’après de ces deux séjours. Réflexion d’une grande acuité sur les liens de Li à son écriture propre et à celle de ses auteurs de prédilection (amis proches ou celles et ceux côtoyés à travers la lecture de leurs ouvrages et correspondances), cet essai est une fièvre continue, une autopsie alchimique de la tentation du suicide. 

« Le suicide est une forme d’impatience que les gens comprennent rarement. (…) Le souhait de mourir peut être aussi aveugle et instinctif que la volonté de vivre, et pourtant cette dernière n'est jamais mise en doute. »

Écrire le désir d’écrire rendrait possible dans un sens pour Yuyin Li l’écriture du désir de mourir. À la question qui lui a été posée tant de fois : pourquoi avoir pensé que le suicide était une option appropriée ? Yiyun Li écrit avec l’intention de « plaider contre le suicide autant que pour. (…) Écrire depuis l’intervalle, ce livre, est une expérience d’instauration d’une trêve avec ce qui ne peut être changé ». 

Yuyin Li évoque des ribambelles de souvenirs de son enfance et sa jeunesse en Chine, sa vie d’adulte aux USA, d’abord étudiante en médecine, puis immunologue et ensuite romancière, amie, épouse et mère. Cet essai serait en quelque sorte le récit de renoncements : à l’enfance, au pays premier, à une carrière remarquable pour se consacrer à la littérature, à la langue d’origine pour écrire en anglais, à la tentation de vouloir mourir tout de suite. Peut-on, en adoptant et écrivant une autre langue, devenir un « être neuf » ?

« Dans la vie, nous recherchons des gens du même avis que nous malgré les – ou à cause des – limites de la connaissance et de la compréhension. Nous le faisons pour nous sentir moins seuls, bien que cela engendre une autre forme de solitude. (…) Nous voulons être connus uniquement dans la version de nous-mêmes que nous préférons. »

Essai autobiographique sublimé par des teneurs philosophiques et psychologiques, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie regorge de pépites qui sont autant de maximes. Avec pour éclairages son enfance pékinoise et sa relation compliquée – selon ses dires – au temps et à sa mère, Li traite de : culpabilité, innocence, mensonge, croyance, égoïsme, solitude, confiance, amour, attente, amitié, liberté, mémoire, fatalisme, indifférence, subjectivité, perception. L’énumération pourrait se faire plus longue sans s’essouffler. Dans une écriture très douce, ronde et furtive, tout trouve naturellement sa place dans ce fleuve de pensées.

« Dans quelle mesure votre existence est-elle vécue pour être connue des autres ? Dans quelle mesure votre existence est-elle vécue pour connaître et comprendre les autres ? »

Cher ami comme une lettre écrite à soi, embrasse par son intériorité le lecteur et en fait son destinataire. Magnétique, elle n’est pas reconstruction, car l’appel du vide y demeure, mais journal d’une persistance, d’une résilience peut-être. Le mot dépression n’est presque pas énoncé. Yuyin Li parle par touches de ses émotions et préfère s’attarder dans les sphères du mental et de l’esprit. Est-ce pour cela qu’à la lecture de son livre, ses émotions, grandes ailes grises lilas, vous enveloppent de leur bruissement vaste ?

 
BIBLIOGRAPHIE 
Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie de Yiyun Li, traduit de l’anglais (américain) par Clément Baude, Belfond, 2018, 224 p. 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166