FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
Cette aveuglante obscurité
Pour Jean-François Colosimo, nous sommes aveuglés par la part obscure des Lumières. En voulant tuer Dieu, les révolutionnaires de tout poil ont proposé la divinisation de l’homme par lui-même. Une réflexion passionnante sur la religion, l’État, l’histoire qui nous aide à mieux décrypter la violence du réel.

Par Tigrane Yégavian
2018 - 07


Si les Lumières ont considéré la religion comme une superstition, faisant obstacle à la marche de l’homme vers le progrès, l’auteur observe que les mouvements de sécularisation forcés ont vu un transfert des attributs de Dieu vers l’État et le politique.

À vouloir chasser le religieux de la sphère publique, on a institué cette dernière en religion. Cela se traduit par une confection quasi simultanée de nouvelles idoles encore plus oppressives suivant la reproduction d’un schéma messianique et mortifère. L’Église orthodoxe est remplacée par le parti communiste qui, en s’emparant de ses attributs, met à mort l’humain au profit de son projet totalitaire.

L’occasion pour l’auteur de mieux rendre compte du caractère morbide des religions séculières mises en place avec le processus révolutionnaire. Comme l’Église, elles ont un clergé, un rite. Mais aussi leurs sacrifices (terreur révolutionnaire, purges bolchéviques, Holocauste…). Ce sont les Robespierre, les Lénine, Staline et autres Mao, qui troquent Dieu pour le culte de la déesse raison ou celui de leur propre personnalité. Si Dieu est mort, pas question de tuer le sacré. Aussi les grandes messes communistes, le paganisme nazi participent-t-ils à ce funeste remplacement.

Plus poche de nous, l’épisode du califat de l’État islamique, le recours au religieux par la machine de guerre américaine et israélienne, illustrent à l’envi ce qui se déroule sous nos yeux : une entreprise de divinisation du politique doublée d’une éradication de la transcendance. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les noms suggestifs des opérations militaires américaines au Moyen-Orient pour comprendre en quoi leur volonté de mener « des guerres au nom de l’humanité » s’inscrit dans une logique singulièrement voisine de l’ennemi qu’ils prétendent anéantir de la surface du globe.

Au centre de cette somme d’érudition, on retrouve la dynamique de la mal nommée théologie politique théorisée par le juriste et universitaire nazi Carl Schmitt (1888-1985). Aux yeux de J.-F. Colosimo, la modernité a semé la confusion entre ces deux concepts antagonistes. Principal artisan de cette funeste subversion, Carl Schmitt justifiait en son temps la politique pour liquider la théologie. Suivant son raisonnement, la politique se doit d’être absolutisée ; Hitler est le premier à avoir rétabli la primauté du politique. Mais pour que s’opère la régénération de la politique sur l’humanité, le sang doit couler. Faux catholique et vrai antisémite, Schmitt se retrouvera d’ailleurs davantage lu chez les soixante-huitards de la gauche prolétarienne que les partisans de la nouvelle droite. 

Maîtrisant les concepts et armé d’un immense bagage théologique, historique et politique, l’essayiste et éditeur de la prestigieuse maison du Cerf s’inscrit en faux contre le retour du religieux dans la sphère islamique avec la révolution iranienne de 1979. Point aveugle s’il en est, d’autant plus que cette période voit un autre messianisme mortifère prendre le pouvoir aux États-Unis, avec lui les évangélistes partis en croisade contre l’expansionnisme soviétique, plus tard l’islamisme. Mais s’il y a un aspect pouvant prêter à la polémique tout au long de ces 540 pages, c’est bel et bien sa critique acerbe des Lumières. Du moins, la part obscure des Lumières, qui au nom d’une singulière idée du progrès n’a pas fini de nous obstruer la vue.

Sans faire mystère de sa foi, précieuse boussole pour naviguer dans ce monde chaotique, l’auteur assume son camp, celui des vaincus. Aux apprentis sorciers de toutes confessions, il répond à un retour aux Évangiles ; un christianisme vécu comme cheminement vers cette autre lumière qui n’aveugle pas. Une lumière qui refuse la sacralisation du pouvoir et qui nous a appris à distinguer le spirituel du temporel. 

 BIBLIOGRAPHIE  
Aveuglements, religion, guerres, civilisation de Jean-François Colosimo, éditions du Cerf, 2018, 544 p.
 
 
 
© J. Fouquet
 
2020-04 / NUMÉRO 166