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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
La violence, denrée abondante


Par Oliver Rohe
2018 - 07


Il se trouve régulièrement dans les rangs intellectuels des optimistes malveillants pour expliquer, chiffres à l’appui, que la guerre et la violence reculent partout. Si l’on suit la direction de ce progrès, il serait ainsi possible, bien qu’eux se gardent bien de l’énoncer clairement, d’imaginer une fin de la violence, comme certains ont pu imaginer il n’y a pas si longtemps, à la chute du communisme, une fin de l’Histoire. À l’image de toutes les farces libérales – la main invisible, les vices privés qui font les vertus publiques, le ruissèlement de la richesse, la destruction créatrice, l’inéluctabilité de la démocratie de marché, etc. –, celle du recul objectif de la violence n’a pas d’autre but que de légitimer la brutalité de l’ordre contemporain : le monde tel qu’il est s’avère bien meilleur que le précédent, ses défauts n’en sont donc que plus supportables. Le pessimisme malveillant n’est pas moins stupide, en vérité, lui qui fonde la violence sur une malédiction anthropologique, une nature humaine prétendument immuable. La violence n’a pas tendance à disparaître : elle change et, changeant, se diffuse. C’est ce que s’emploie à démontrer le dernier livre de François Cusset, à qui l’ont doit les excellents French Theory et La Décennie. En un peu plus de deux-cents pages, la thèse du recul est réfutée au moyen d’une description minutieuse des formes de violence apparues ces quarante dernières années, c’est-à-dire depuis la révolution conservatrice thatchérienne et la libéralisation acharnée de la finance. Aux registres connus de la guerre inter-étatique et civile, des génocides et des déportations, de l’esclavage et de la chaîne d’usine s’ajoutent, plutôt que ne leur succèdent, des façons nouvelles de soumettre et d’exploiter, de détruire, de marginaliser, de hiérarchiser, d’expulser et de tuer, toutes en lien les unes avec les autres, toutes issues d’un même capitalisme mondial. La civilité dont parle Norbert Élias après Freud, obtenue en échange d’une lente répression des passions, d’une morale de la distance et d’une délégation de la violence privée à l’État, cette civilité douloureusement construite à partir de la Renaissance sécrète aujourd’hui, dans les sociétés d’abondance matérielle où nous sommes, des sociétés d’injonction à l’assouvissement et à la performance, de précarité statutaire et de rentabilisation absolue du temps, de promiscuité imposée, d’exhibition et d’omniprésence de l’image, libère une violence inédite contre soi – l’impuissance, le ressentiment, la dépression, le stress ou le suicide – et contre les autres : dissolution des liens, nihilisme, xénophobie, terrorisme, etc. Mais les forces nuisibles, prédatrices, qui composent l’ordinaire de l’homme contemporain suscitent désobéissances et oppositions en retour. Les brutalités multiples de la structure n’abolissent pas la capacité des individus à la combattre, fût-ce au prix d’une violence non plus révolutionnaire, messianique, mais strictement défensive, tactique et provisoire. Subsiste malgré tout à la portée de chacun, comme à la portée des groupes et des communautés, le pouvoir de se soustraire un tant soit peu au « déchaînement du monde », de s’inventer des modalités de lutte et des espaces d’émancipation communs.
 
 BIBLIOGRAPHIE  
Le Déchaînement du monde de François Cusset, La Découverte, 2018, 240 p.
 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166