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Essai
Parthogénèse gamophasique, aggiornamento de la guerre


Par Chibli Mallat
2018 - 06


Le dernier Kemp, comme les précédents, innove et enchante. Le lire sur une colline de Sifnos met le génie grec à portée. C’est une mise à jour de la violence guerrière qui prolonge la grande ligne de l’œuvre kempienne.

« À mon fils », la dédicace, surprend dès l’abord. L’essai en lettre fleuve est écrit par un militaire moderne, un officier ayant fait l’École de guerre, qui décourage son fils de faire carrière comme lui, son grand-père, et ses aïeuls. La guerre n’est plus ce qu’elle était demeurée depuis Troie. Et encore, elle était tant de choses déjà chez Homère, tiraillée entre la bataille des titans devant les murailles de la ville, Achille et Hector au soir du Chant XXII de l’Illiade, et la ruse d’Ulysse qui détruisit les Troyens par un cheval mythique au Chant VIII de l’Odyssée et dans l’Énéide de Virgile. 

Sur sa lancée homérique, le père rappelle son fils à la disparition d’une dimension essentielle de la guerre : qui est l’ennemi dans la guerre moderne, sinon l’inhumain ? « J’étais encore à l’École de guerre quand notre ennemi se saborda, après quoi tout changea. » Premier changement existentiel, l’ennemi n’est plus une race, les Perses, ou une idéologie, les fascistes ou les communistes, mais « un substantif », un quoi. Il n’a plus de matérialité humaine, il est, le narrateur ne le dit pas tout de go, un terroriste. Un terroriste n’a pas de nom, il n’est pas humain.

Voici donc la première grande trahison de la promesse d’Hector. Sa promesse était de garder un sens à la guerre, parce qu’il y avait un sens à l’ennemi. Achille vengeait la mort de son ami Patrocle qu’Hector avait occis. Vingt siècles plus tard, en (re)prenant Constantinople, le narrateur rappelle Mehmet le conquérant vengeait la mort d’Hector. On y distinguait encore un fil de l’histoire, que sous-tendait l’ennemi contre lequel on voulait bien mourir. Aujourd’hui le guerrier ne meurt plus contre qui, mais contre quoi.

Deuxième grand moment de la leçon paternelle, la dénaturation de la guerre par la technologie. Détour érudit par l’étymologie, le drone/« faux-bourdon » dont la seule raison d’exister est la fécondation de la ruche. Le faux-bourdon est là par « parthogénèse gamophasique ». Il perd un chromosome essentiel, celui que possède le reste des abeilles. Or ce chromosome qui manque, c’est celui qui permettait l’identification avec l’ennemi. En numérisant l’ennemi, le drone dépare la guerre de toute humanité. L’ennemi n’a plus aucun relief. La guerre n’a plus aucun relief. La mort est administrée de loin, de très loin. Le soldat n’a plus aucun rapport avec celui qu’il tue. « La violence guerrière “est devenue” un acte entièrement stérilisé et purement abstrait. » 

Voici donc les deux lignes de fuite principales dans la leçon du narrateur décourageant son fils de faire l’École de guerre. La guerre n’a plus de sens, car son soldat est mono-gamète, ni Achille, ni Hector, ni Ulysse. Il a perdu les traces de ce chromosome humain qui lui permettait de s’identifier, ne serait-ce que par promesse, avec son ennemi. Le drone, outil de guerre désormais privilégié, achève de le déshumaniser en ôtant tout relief à l’ennemi.
La Promesse d’Hector s’inscrit dans une toile profonde pour qui sait apprécier le génie de Kemp. Dans le cadre de sa pensée plus large, l’ouvrage poursuit une trajectoire théorique de longue haleine. Un des ses éléments persistants est la fin de la guerre froide, qui déboussole ses espions. C’est là un topos très prenant dans les nombreux romans de Kemp, y compris celui qui n’a rien à voir avec la guerre, Musc (2000). Le héros de Musc est déboussolé par la disparition de son eau de toilette pour cause de mondialisation, de restructuration. Si déboussolé que l’histoire finit mal. Dans La Promesse d’Hector, le narrateur a perdu les repères humains de la violence guerrière. Cette perte de repères fondamentaux finira mal, nous le savons, sans savoir trop comment ce développement tragique s’agencera. Nous savons déjà comment il ne s’agencera pas, en héroïsme, car il n’est pas d’héroïsme sans un sens à la mort.

Contribution forte de l’essayiste que cet ouvrage prolonge, c’est l’aggiornamento du prince en événement (Le Prince, 2013). Dans cet autre petit chef-d’œuvre, Kemp avait engagé Machiavel dans une refonte de la préoccupation du prince première : la survenance de l’événement. Seul imprévisible au prince, l’événement le déloge du pouvoir. Le prince de Kemp est moins préoccupé par ses ennemis qui cherchent à prendre sa place, que par l’événement qui fond sur lui à l’improviste. Le prince de Machiavel ennuyait déjà Kant par ses jeux médiocres de pouvoir. Le Prince de Kemp explique beaucoup mieux notre monde. Emmanuel Macron, comme Donald Trump, sont des événements.

Rassemblées, ces lignes de fuite forment des sujets d’une brûlante actualité. Contre un modèle de guerre qui remonte à Troie, la lecture au calme d’une colline de Sifnos révèle des agencements profondément nouveaux. À nous d’utiliser le déboussolement de Musc, l’événement du Prince, et maintenant les idées forces de La Promesse d’Hector, disparition de l’ennemi et numérisation de la mort violente, pour repenser le monde tel qu’il devient.
 
 
 BIBLIOGRAPHIE 
La Promesse d’Hector de Percy Kemp, Les Belles Lettres, 2018, 130 p.
 

 
 
D.R.
Le prince de Kemp est moins préoccupé par ses ennemis qui cherchent à prendre sa place, que par l’événement qui fond sur lui à l’improviste.
 
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