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Essai
Utopies et paradoxes des auteurs engagés en Mai 68
Longtemps restées dans l’ombre, les avant-gardes littéraires de Mai 68, où se côtoient auteurs célèbres ou inconnus aujourd’hui, sont mises au jour dans un essai politique dense, académique et extrêmement bien documenté, signé Boris Gobille.

Par Ritta Baddoura
2018 - 05


La contestation qui saisit la société française en mai-juin 1968 signe un moment d’accélération historique et symbolique rare. Ce moment se traduit en une prise de parole et de pouvoir qui s’étend progressivement à l’ensemble de la société. Prenant position contre la division sociale du travail, refusant toute forme d’exclusion et d’aliénation, le feu de paille devient incendie. À ce moment de basculement menaçant de balayer le pouvoir gaulliste, tout paraît possible et un vent inédit de créativité souffle. 

Cette créativité se veut à la portée de tous. Elle se revendique pouvoir de pensée et d’action « prophétique », et se donne pour fin quasi-utopique, la « transformation radicale du réel ». Néanmoins, les avant-gardes littéraires, par le biais de poètes d’un genre nouveau, « les poètes anonymes », ne se contentent pas de tagger sur les murs des messages tels que « tous créateurs », « apprenez à penser » ou « écrivez partout » : elles descendent dans la rue, ont des prises de position publiques, forment des collectifs et entrent par l’écriture dans la révolution. 

On croise dans cet essai : existentialistes, structuralistes, surréalistes, (communistes et gauchistes), ainsi que des revues comme Tel Quel et Change (foyers incandescents de l’avant-garde et de la radicalité intellectuelle), ainsi qu’Action poétique, Les Lettres françaises et La Nouvelle critique. On y voit évoluer Sartre, Sollers, Blanchot, Duras, Beauvoir, Aragon, Roubaud, Pingaud, Mascolo, Sarraute, Leiris, Kristeva, Venaille et tant d’autres poètes et romanciers. 

Déplorant la quasi-inexistence de travaux sur la participation de nombre de femmes et hommes écrivains à ce grand mouvement, Gobille ne se contente pas de braquer les projecteurs sur un pan de soixante-huitards intellos restés dans les coulisses de l’histoire. En se consacrant aux avant-gardes littéraires, son approche se singularise par un dépassement de la notion de « printemps des intellectuels » généralement adoptée et englobant l’ensemble des intellectuels – philosophes, écrivains, artistes ou scientifiques. Gobille prend ainsi pour ancrage sociologique la spécificité du statut et de l’activité des écrivains, à savoir : écrire des textes et opérer dans le champ littéraire (cf. théorie bourdieusienne). 

Cet essai aborde l’espace-temps de Mai 68 « autrement que comme un décor narratif ou un donné contextuel mollement causal, mais bien plutôt comme un moment critique dont les propriétés exercent des effets spécifiques sur les écrivains mobilisés ». Dégageant les enjeux propres à cette mobilisation, visant à « élucider la rencontre » entre le politique et le littéraire, Gobille étudie la responsabilité des écrivains traversés par cet événement singulier. Son enquête analyse les logiques, les positions, les désarrois idéologiques, et les trajectoires biographiques, sociales et politiques des acteurs principaux de ces avant-gardes. Les mésententes politiques de ces derniers, leurs luttes parfois fratricides, les éloigneront des utopies premières.

À la fois « obligées » et « autorisées » par Mai 68 à prendre position, les avant-gardes littéraires se trouvent également « défiées », puisqu’elles ne peuvent véritablement s’engager et s’affirmer dans ce mouvement de « créativité pour tous », sans se délester de leur statut. Le pouvoir de la créativité « anonyme et démocratique (…) n’est la propriété de personne » et ne peut demeurer l’apanage d’une élite. Dans une déferlante « de déconstruction et de dévaluation de l’histoire littéraire, érudite et humaniste » qui a dominé le paysage français, à la suite du formalisme russe et des News Critics américains, et injectées des innovations du structuralisme, les avant-gardes littéraires établies ou émergentes s’attaquent aux notions d’œuvre, de littérature, d’auteur. « Décrit comme le résidu d’une idéologie bourgeoise obsolète ou à détruire », l’auteur est « déclaré mort » aussi bien par Barthes que par Foucault. 

En plus de la grande richesse de son texte et de la rigueur de sa documentation, une particularité de cet essai est celle de se pencher sur les devenirs paradoxaux des « mobilisations et des reproblématisations des avant-gardes littéraires » aux lendemains de Mai 68. La réflexion de Gobille se saisit du fait que la lutte menée par une certaine avant-garde contre la « mort sociale » de l’écrivain, ébauche un syndicalisme d’auteur concerné par les conditions socioéconomiques du métier d’écrivain, et débouche, quelques années plus tard, sur une réforme de la sécurité sociale des auteurs. Par ce que Gobille qualifie de « ratage » de la « révolution symbolique des représentations du littéraire », le paradoxe continue d’occuper, longtemps après, l’héritage de Mai 68.

Le travail scientifique, assidu et colossal de Gobille, tout en suivant intimement la trame temporelle et historico-politique de Mai-Juin 68 puis de la post-révolution, annonce dès l’introduction s’appuyer sur les textes produits par les écrivains engagés, les revues littéraires, les entretiens, les archives personnelles ou de groupes, les fonds du mouvement de Mai-Juin 68, et les articles de presse. Toutefois, cet essai relève moins de la rencontre entre politique et littérature, que de l’analyse politique éclairée par des perspectives sociologique et psychologique, portant sur les avant-gardes littéraires. 

Le Mai 68 des écrivains est un essai sociopolitique captivant et pointu sur un sujet original. Gobille appuie à l’évidence son analyse d’extraits de corpus divers (manifestes, articles, communiqués ou lettres). Mais la littérature en tant que telle demeure absente de l’esprit de l’ouvrage. Le lecteur désireux de gouter au souffle créatif et prophétique des avant-gardes littéraires reste sur sa faim.

 
 BIBLIOGRAPHIE 
Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires de Boris Gobille, CNRS éditions, 2018, 400 p.
 
 
 
© AFP
 
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