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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Le témoin et l'historienne, le vécu et la reconstitution


Par Henry LAURENS
2018 - 05
L’Orient littéraire me demande de parler de Mai 1968, autrement dit pour beaucoup une évocation de faits lointains remontant au millénaire dernier, une époque sans internet ou téléphone portable… Si la logique des commémorations fait que ce soit l’un des sujets de cette année, la condamnation d’un prétendu « esprit de Mai 1968 » ou l’apologie d’une mythique « convergence des luttes » ont maintenu ces quelques semaines d’« événements » dans le discours commun de la politique française.

En mai 1968, j’allais vers mes 14 ans et j’étais lycéen à Paris. Nous étions au sommet de la vague du baby boom, ce qui faisait des classes de 40 élèves une pratique habituelle. Si le lycée classique craquait sous le nombre, il était maintenu par une forte armature disciplinaire. Le nombre de surveillants par élèves était certainement bien supérieur à celui d’aujourd’hui et un certain type d’ordre régnait : une fois, j’avais failli être renvoyé pour la journée parce que je ne portais pas de cravate… Cet ordre strict était compensé par le déclenchement périodique de « monômes », sorte de défoulement festif de nature plutôt apolitique. 
La grande mutation culturelle des années 1960 était la généralisation des radios à transistors, dit transistor qui permettait une écoute mobile et individuelle de la radio. C’était maintenant un fait de jeunesse, puisque j’en avais fait l’acquisition au début de 1968. Les premiers événements étudiants à Nanterre puis à la Sorbonne avaient été, me semble-t-il, perçus comme des faits de modernité puisque la France se mettait à faire la même chose qu’en Amérique, sommet de la modernité dans ces temps lointains.

Mon propre lycée parisien a été atteint par le mouvement vers le 10 mai, mais pour les jeunes classes tout à fait excitées par ce qui se passait, il était difficile de faire la distinction avec un monôme. Ce jour-là, une remplaçante était venue se substituer à notre professeur de français partie en congé de maternité. Rétrospectivement, j’admire la qualité de cette enseignante qui débarque dans un lycée de garçons en pleine révolution. Elle a su nous garder deux heures en nous lisant une anthologie de textes de la littérature française consacrés à la jeunesse, dans mon souvenir allant de Chateaubriand à Prévert. Nous n’avons pas revu cette admirable personne puisque le lycée a basculé ensuite dans la grève et l’occupation. Je n’y suis retourné qu’à la fin septembre pour la rentrée des classes.

Dans mon souvenir, il a fait très beau en mai 1968. Si mes deux frères plus âgés manifestaient, moi je me trouvais plutôt en vacances inattendues, mais non désagréables. Je suivais tout sur mon transistor. Il me semble que jusqu’au 25 mai environ, c’était plutôt une atmosphère de fête qui régnait. En revanche, l’atmosphère s’est brusquement tendue à la fin du mois, la démonstration en était que j’étais brusquement privé de camarades de jeux, leurs familles les envoyant en province de peur des violences d’une éventuelle guerre civile. Puis après le retour de de Gaulle, les accords de Grenelle et la grande manifestation gaulliste, tout s’est retourné. L’opinion publique, qui avait d’abord été sympathisante pour les « contestataires » leur était devenue franchement hostile. Cela s’est traduit par l’élection d’une chambre probablement la plus à droite de toute l’histoire de la Ve République.

Le témoin que je suis a surtout en lui un certain nombre d’images et d’impressions qui ont conservé leur fraîcheur au-delà des reconstructions postérieures. Je n’avais pas de conduite à justifier comme pour un mémorialiste politique et je connais très bien l’illusion biographique, c’est-à-dire la mise en sens rétrospective d’une existence.

L’inconvénient de l’histoire du temps présent c’est qu’elle fait coexister le témoin avec les explications de l’historien professionnel, le plus souvent né bien après les faits. On y trouve l’opposition du « vécu » de l’individu à la reconstitution panoptique de l’historien. C’est le cas du livre de Ludivine Bantigny, 1968 : de grands soirs en petits matins, qui vient de paraître au Seuil.

Ludivine Bantigny est une historienne militante, pour ne pas dire plus quand on l’a vue s’en prendre à Marcel Gauchet. Elle nous donne le livre d’histoire sociale attendu pour le cinquantenaire de Mai 1968. À très juste titre, elle insiste sur le grand mouvement social ouvrier, le dernier de cette ampleur, alors que la mémoire collective a surtout retenu le mouvement étudiant. Grâce aux archives de la police, cette providence de l’histoire sociale, elle a pu montrer que les deux mouvements ont été moins séparés que l’on a pu le dire. On sent qu’elle n’a pas vraiment de sympathie pour les forces institutionnelles de gauche (les syndicats, le Parti communiste) comme de droite (les gaullistes, la police). Elle se sert très bien de la toute nouvelle histoire des émotions, mais, vivant dans une société en réalité très apaisée, elle sous-estime la théâtralité des invocations de la violence. Contrairement à la France d’aujourd’hui, la société française de Mai 1968 avait été façonnée par la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation, ce n’était pas le cas des baby boomers qui arrivent à l’âge adulte après, d’où le fait que pour bien des gens, les événements ont été largement ressentis comme des simulacres. 

Restant profondément attachée à l’idée de rébellion, elle met bien en relief les précédents historiques invoqués par les acteurs, mais se heurte avec regret sur son futur passé, le demi-siècle qui a suivi. Si ces quelques semaines ont bien bouleversé des existences, la question de la portée sur les décennies suivantes est mise de côté.

Si le témoin et l’historien peuvent avoir des appréhensions différentes de ce qui s’est passé et de ce qui a été produit, ils s’accordent sur la puissance d’instantanéité de ces événements, d’où la marque qu’ils ont laissée du fait de leur intensité, positive ou négative selon les expériences différentes des uns et des autres. C’est cette intensité, plus que des débats sur les significations, qui donne sens à la commémoration.
 
 
 BIBLIOGRAPHIE 
1968. De grands soirs en petits matins de Ludivine Bantigny, Seuil, 2018, 464 p. 
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166