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Essai
Mossoul, trois ans d'horreur dans une ville pluri-millénaire


Par Henry Laurens
2018 - 03

Hélène Sallon est journaliste au Monde. À partir de 2016, elle a couvert la reprise de Mossoul en se rendant régulièrement sur le terrain. Surtout elle s’est lancée dans une collecte de témoignages d’habitants sur les événements qu’a connus la ville depuis sa prise par l’État islamique en juin 2014. Elle a bénéficié en particulier des riches analyses d’un blogueur connu sous le nom de « Mosul Eye », un historien de formation qui a fait la chronique de ce qui se passait dans sa ville.

 

Ce livre suit avec intelligence un plan de nature chronologique. Il commence par le récit de la prise de la ville par 2000 combattants déterminés. Pour beaucoup d’habitants sunnites, elle a d’abord été perçue comme une libération de la domination humiliante des services de sécurité du pouvoir chiite de Bagdad. La déroute de l’armée et de la police est la défaite d’un régime complètement corrompu.

 

Au début, l’État islamique se lance dans une entreprise de séduction des habitants en exploitant le ressentiment contre Bagdad. Les services publics sont rétablis. Une administration et une armée sont mises en place. Puis, progressivement, une multitude d’interdits et d’obligations sont imposés tandis que les récalcitrants sont exécutés ou fouettés publiquement. Tous ceux qui ne sont pas sunnites sont persécutés. Répression et intimidations deviennent des réalités quotidiennes.

 

Beaucoup de gens sympathisent au moins un moment au nouveau régime. Le clivage recoupe des données sociales, en particulier les ruraux venus dans la ville contre la vieille société citadine. Le nouveau pouvoir s’appuie sur la confiscation des biens et des revenus des groupes définis comme ennemis ainsi que sur le trafic des antiquités. Cela marche assez bien tant que l’État central continue de payer les traitements des fonctionnaires. À partir de l’été 2015, ce n’est plus le cas et les pénuries se multiplient.

 

Le projet de l’État islamique est de constituer un ordre social totalitaire. Tout est contrôlé, en particulier les tenues féminines. Cela implique l’emprise sur les universités qui cessent progressivement de fonctionner, sur le système médical. Le jihadisme est endoctriné aux enfants et aux adolescents. Les combattants et les sympathisants reçoivent des traitements privilégiés. Au fur et à mesure que la coalition multiplie les frappes ciblées dans l’agglomération, la suspicion se répand et les exécutions de suspects deviennent quotidiennes.

 

L’enquête permet de suivre le cours de l’existence d’un certain nombre de personnes, ce qui donne un aspect extrêmement vivant au livre. La résistance passive des familles exprime bien l’hostilité croissante de la population : 90% des enfants ne vont plus à l’école à cause de l’endoctrinement jihadiste fondé sur l’insensibilisation à la violence et l’apprentissage de la cruauté : « Les scènes d’exécution, de lapidation et de décapitation reviennent constamment dans les histoires des enfants. »

 

Le livre se termine par la description des terribles violences qui accompagnent la reprise de la ville par l’armée irakienne. La ville et ses habitants sortent atrocement meurtris de ce conflit. Même si chez beaucoup, il y a la volonté de reconstruire les personnes et les bâtiments, les répercussions des trois ans de la domination de l’État islamique vont se faire ressentir sur plusieurs générations.

 

La question est de savoir si le jihadisme, profitant de l’éventuelle incapacité de l’État irakien à susciter un projet collectif, ne pourrait pas profiter du ressentiment d’une partie de la population pour revenir au pouvoir.

 

Ce livre, vrai exemple d’histoire immédiate intelligemment conçue, se lit avec un très grand intérêt en dépit des terribles atrocités qui y sont décrites. Sa lecture est à recommander. 

 
 
D.R
 
2020-04 / NUMÉRO 166