Par Farès Sassine
2018 - 03
À la veille de
législatives imminentes (6 juin 2018), la lecture ou relecture des études de
Melhem Chaoul sur les précédentes élections, réunies à présent en volume, vient
à point pour jeter des lumières sur la question et pour examiner la validité
des analyses. Le propos de l’ouvrage est bien plus vaste puisqu’il commence par
intégrer le Liban dans le cadre régional de deux décennies tumultueuses
(1990-2010), étudie ensuite la société libanaise dans sa globalité. Sa
troisième partie, de loin la plus longue, trouve dans les élections successives
(1992, 2000, 2009) le lieu privilégié de la mise à l’épreuve des conclusions
formulées. Un précédent livre Al-’Iftiraq wal Jam‘ (Dispersion et assemblage)
publié chez Dar an-Nahar (1996), groupait des études écrites et publiées entre
1984 et 1990. La visée se prolonge : saisir les constantes et les variantes
libanaises. Le rythme soutenu des péripéties auxquelles nous assistons convie à
en faire un chantier d’études permanent. Melhem Chaoul justifie ainsi sa
publication : « Sans doute le lecteur trouvera ici des textes d’un “temps
révolu” qui étudient des faits et événements qui semblent dépassés. Mais il m’a
en fait paru que la plupart des sujets traités sont actuels comme s’ils avaient
dépassé leur temps et que la société libanaise se trouve encore confrontée aux
mêmes questions et aux mêmes problématiques. Pour cette raison, je note que le
tempo du progrès et de l’évolution au Liban est lent et que le contenu de
l’ouvrage n’a pas perdu de son acuité. »
La guerre irako-iranienne
a entamé dès le début des années 1980 un processus de désintégration des Proche
et Moyen-Orients. À peine terminée (1988), la première guerre du Golfe
(1990-1991) prend le relais et une nouvelle alliance, arabe et internationale,
se forme sous l’égide des États-Unis pour libérer le Koweït. Depuis, les
initiatives guerrières se suivent alors que des élections décisives ont lieu en
Israël, en Cisjordanie et à Gaza, en Iran… et que la question palestinienne
demeure irrésolue et assiste à sa rétrogradation malgré les prétendues
médiations américaines. Les tensions, luttes et épreuves de force prennent le
dessus dans toute la région et ne se contentent pas de servir d’arrière-plan.
Dans cet environnement
instable, l’auteur cherche à dresser l’inventaire de la société libanaise après
l’accord de Taëf (1989). Suite aux conflits armés internes et aux nouvelles
données démographiques et économico-politiques, le rapport de forces s’est
inversé dans le pays comme dans la région, ce qui a abouti à « fissurer et
désagréger le tissu social libanais ». Sur le plan démographique, la
décroissance chrétienne fait face à une poussée musulmane. Au niveau
économique, on voit se manifester, dans la traînée de la mondialisation, un
nouveau type de capitalisme libéral dont le pouvoir financier surpasse
grandement toute accumulation interne de capital. Au niveau du pouvoir, on
passe d’une domination politique à hégémonie chrétienne à une autre à hégémonie
musulmane. Tout ceci en l’absence de construction d’un État intégrateur et
organisateur cherchant à appliquer la Constitution, à soumettre aux lois les
nouvelles conduites économiques et financières, à assurer la protection des
citoyens et des catégories sociales lésées, mais à l’ombre d’une tutelle
syrienne omniprésente, militaire et politique. Le retrait de 2005 n’aidera pas
beaucoup à la paix et à l’édification de la démocratie vu les permanences et
mutations du contexte.
L’effet conjugué de ces
prémisses est la désintégration profonde des structures sociales et le
chambardement de l’échelle des valeurs qui soutient les relations
intercommunautaires. D’où le malaise dans les rangs chrétiens et un repli sur
soi, ce qu’on a nommé al-’ihbat, état d’abattement ou de déprime qui conduit à
désespérer de la chose publique ; état que connaîtront mutatis mutandis
d’autres communautés en des circonstances ultérieures.
Il ne saurait être
question ici ni de reprendre les divers signes produits, souvent pertinents,
dans les articles et interventions rassemblés, ni de les discuter. Signalons
cependant deux traits liés de l’entreprise de Chaoul. D’une part, construire,
dans la lignée des pères fondateurs de la sociologie, un regard spéculatif
propre, au-delà du journalisme quotidien et de l’engagement politique. Cette
visée cherche l’objectivité et ne renonce pas aux valeurs modernes ; elle opère
à l’intérieur de découpages historiques indispensables, ce qui lui évite de se
diluer dans un espace anthropologique pur. D’autre part, saisir la « structure
hybride » persistante de notre société, faite de progrès et de tradition,
d’ouverture et de cloisonnement, et qui n’est pas appelée par une évolution
nécessaire à perdre l’ancien pour l’occidental, mais à les combiner selon des
formules différentes, à des niveaux différents et avec des résultats différents
selon les obstacles. La violence, l’autoritarisme… ont les « effets pervers »
que nous ne cessons de dénoncer.
L’étude des élections en
tant que « phénomène social total » demeure un lieu d’approche privilégié de
cette réalité. Bien que le Liban ait, dans la région arabe, une forme de
démocratie ancienne et persévérante, souvent exposée à la réévaluation et à la
critique, ses législatives revêtent tous les traits de la désintégration
ambiante. Nous observons là la société « hybride » dans ses traits les plus
saillants. Au niveau des candidats, les chefferies traditionnelles composent
avec les communautés et partis ; à celui des électeurs, le clientélisme et
l’appui aveugle rejoignent des choix libres et raisonnés ; l’État, arbitre et
organisateur, ne se prive pas d’intervenir à tous les niveaux de la législation
aux pratiques iniques… Nous sommes donc face à une « démocratie indécise »,
incertaine, oscillante, perplexe entre ce qu’elle vise à être et ce qu’elle
est.
La démarche de Chaoul semble parfois propre et
distante, insuffisamment critique aux jougs d’appareils sociaux tenaces. Elle
n’en demeure pas moins globale et équitable, essayant de reconnaître les acquis
réels, d’en dénoncer les failles et de repérer la bonne direction.
Signature le vendredi 9
mars à 16h30 au Salon du livre d’Antélias, stand des éditions Sa’er el-Machreq.