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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Michel Serres, Poussette et les grincheux


Par Charif Majdalani
2018 - 01


Depuis des années, Michel Serres réfléchit aux immenses mutations du monde contemporain et sur la manière de les accompagner et de les comprendre. Philosophe des sciences, esprit curieux de tout, académicien en complète rupture avec l’esprit de la maison des ringards immortels, il a publié il y a quelques années un ouvrage intitulé Petite Poucette. Cette dernière est le nom générique et amusé que Serres y donnait à la jeunesse d’aujourd’hui, décrite à partir de sa capacité, avec le seul pouce, à rédiger des textes sur le smartphone. À l’inverse de nombre d’esprits grincheux fiers de leur appartenance à des temps plus anciens, Serres ne cache pas son admiration pour notre époque ni sa sympathie pour la génération nouvelle en train d’adapter son mode de vie à toutes les innovations et de contribuer à modifier notre être-au-monde, comme le firent les gens de la Renaissance qui firent entrer l’homme dans la modernité. C’est dire qu’à ses yeux les bouleversements que connaissent les sociétés modernes et qui sont liés à la communication, à la vitesse, à l’ouverture du monde sur lui-même, à l’attention portée à la planète et au sort de l’espèce humaine au sein de toutes les autres, sont bien une étape véritable dans la marche de l’homme vers ce qu’il y aurait de meilleur, en dépit des replis identitaires et des recours aux Trump, Erdogan et autres Poutine, qui sont pour lui au contraire de persistants archaïsmes. 

Dans un tout petit et réjouissant ouvrage intitulé ironiquement C’était mieux avant ! et publié récemment chez le même éditeur, spécialisé dans l’édition scientifique militante, Serres revient sur tout cela de manière toujours aussi ludique, passionnante et drôle. En choisissant comme leitmotiv cette vieille et si récurrente rengaine du temps passé vécu par l’imaginaire comme toujours forcément meilleur que le présent, Serres s’amuse, et nous amuse, en revenant point par point sur tous les clichés convenus et complaisants que génère cette rance nostalgie pour « avant ». « Avant », c’est le nom que porte le quotidien tel que le vécurent les générations qui arrivent quasiment jusqu’à celle de nos pères. Impitoyablement, Serres nous en rappelle les traits principaux : l’hygiène approximative, la médecine et ses limites effroyables, le partage terriblement limité du savoir, les conditions de travail aussi épouvantables pour les hommes que pour les femmes, à la ville comme à la campagne, l’incapacité à soulager la souffrance autant qu’à dissiper, au sens littéral, matériel du terme, les ténèbres et l’obscurité, ou même le froid, le sentiment de l’infranchissable immensité de la planète... Des choses que l’on sait, mais dont l’exposé systématique, émaillé d’exemples, peut encore nous donner froid dans le dos et nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans les temps présents. Et il n’est pas jusqu’aux clichés les plus insistants qui n’en prennent pour leur grade, comme ceux sur l’appauvrissement de la langue chez les jeunes d’aujourd’hui (alors qu’apparemment le lexique français augmente presque dix fois plus vite que celui d’il y a cinquante ans) ou sur la soi-disant mauvaise alimentation de nos jours (comparée avec celle d’antan, dite saine et proche du terroir mais dont Serres nous rappelle l’effroyable insalubrité génératrice d’innombrables maladies…).

Dans ce petit mais riche ouvrage, Serres nous rappelle aussi que si, en dépit de tout cela, les deux derniers siècles furent ceux des plus grandes avancées, ils furent aussi ceux des plus sanglants reculs de l’humanité, ceux des dictatures, des terreurs policières, des camps de concentration et des immenses carnages que l’on sait. En prenant le contre-pied de tous les clichés servis par les esprits dubitatifs, Serres considère le développement de la communication et des réseaux sociaux (et donc la fin de la communication restreinte et son monopole quasi dictatorial) aussi bien que l’écologie comme les prémices d’un monde vraiment égalitaire où la pratique politique pourrait changer après avoir été durant trois millénaires une permanente quête de puissance et de centralisation des pouvoirs. Et puis, détrompons-nous, Serres n’est pas précisément tombé de la dernière pluie. Il sait les limites de son propos, et ne doute pas qu’on puisse le reprendre sur certains de ces aspects. Mais ce petit ouvrage n’est pas le lieu pour cela. Il est un réjouissant et grinçant coup de gueule, magnifiquement écrit, déplaçant souvent le propos vers les souvenirs personnels pris comme exemples, vers des anecdotes savoureuses qui montrent que si pour Serres, vivre « avant » était peu enviable, en raconter « après » les aspects rugueux et pénibles peut devenir un exercice cinglant et jubilatoire. 
 
BIBLIOGRAPHIE 
C’était mieux avant ! de Michel Serres, Le Pommier, 2017, 84 p.
 
 
 
© Thomas Laisné
Serres ne cache pas son admiration pour notre époque ni sa sympathie pour la génération nouvelle.
 
2020-04 / NUMÉRO 166