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Essai
Dominique Charpin, entre deux fleuves
Dominique Charpin est une sommité dans ce qu’on appelait autrefois « l’assyriologie ». Il publie aujourd’hui La Vie méconnue des temples mésopotamiens. Cet homme de terrain, archéologue épigraphiste, a beaucoup œuvré sur les sites en Syrie et en Irak. Depuis 2015, il a repris les fouilles de la ville d’Ur. Il en revient. L'occasion de l'interroger sur l’état actuel du patrimoine antique au Moyen-Orient.

Par Jean-Claude Perrier
2017 - 08
Titulaire depuis 2014 de la chaire de Civilisation mésopotamienne au Collège de France, une discipline qu’on appelait autrefois, à partir du XIXe siècle et de la naissance de l’archéologie, « l’assyriologie », Dominique Charpin, né en 1954, est une sommité dans son domaine. Il publie aujourd’hui La Vie méconnue des temples mésopotamiens, fruit de sa première année d’enseignement dans le prestigieux établissement, qu’il a retravaillé à destination du grand public. Mais c’est aussi un homme de terrain, archéologue épigraphiste qui a beaucoup œuvré sur le site de Mari, en Syrie, ou sur celui de Larsa, dans le sud de l’Irak. Depuis 2015, il travaille avec la mission américaine qui a repris les fouilles de la ville d’Ur. Et, justement, il rentre d’Irak. Une occasion pour nous de l’interroger, outre ses propres travaux, sur l’état exact du patrimoine archéologique antique dans un Moyen-Orient ravagé par la guerre.

De quelles informations disposez-vous sur l’état des sites antiques en Syrie et en Irak, deux pays en guerre livrés aux pillages ?

Des photos satellites montrent la progression du pillage à Mari. Depuis les fouilles d’André Parrot, toutes les archives, tous les objets, notamment les fameuses tablettes d’écriture cunéiforme ont été conservés au musée de Deir ez-Zor. On nous a dit qu’ils avaient été mis à l’abri par la Direction générale des antiquités et musées de Syrie, ce que l’on espère. Mais où ? Mystère. Heureusement, nous disposions de photos des tablettes, qu’on a numérisées et mises en ligne. À défaut de l’objet lui-même, c’est un témoignage. Les destructions par Daech ont une valeur symbolique, il s’agit pour les barbares de couper leurs propres racines. À Palmyre, on pourra sûrement faire du remontage, car les murs des édifices sont en pierre. À Nimrud, ce sera plus difficile : des bulldozers se sont attaqués à des murs de brique crue ! Il vient de se créer, sous l’égide de l’UNESCO et à l’initiative de l’Institut du monde arabe, un fonds censé servir à la reconstruction, le moment venu. Nous n’en sommes hélas pas encore là, et le chantier sera immense. Quant au pillage des sites archéologiques de la région, il était déjà terrible dès le début du XXe siècle. Lorsqu’il est arrivé sur place, André Parrot s’est exclamé : « C’est Verdun ! » Puis, plus près de nous, les pillards ont profité de la première guerre du Golfe. Le pillage s’est intensifié. Des sites ont beaucoup souffert, comme Isin. Aujourd’hui, des tablettes volées commencent à apparaître sur le marché international. Heureusement, des sites de première importance n’ont pas été touchés, comme Uruk, où les archéologues allemands ont négocié un accord avec la tribu locale pour qu’elle protège les fouilles. À Ur, où il y a une base militaire à proximité, les fouilles ont repris en 2015, menées par une collègue de Stonybrooke (New York). Je viens de fouiller dans trois maisons, où j’ai trouvé des tablettes. Cela m’a permis d’identifier un personnage, l’intendant du temple de Ningal, la déesse épouse du dieu-lune. La prochaine campagne reprendra à l’automne 2018.

La religion mésopotamienne, avec ses temples, c’est l’une de vos spécialités, et l’objet de l’enseignement de votre première année au Collège de France.

C’est un domaine passionnant, et une bonne porte d’entrée sur la société mésopotamienne du IIe millénaire avant notre ère. Je souhaite montrer que les temples de cette religion polythéiste, aussi riche et complexe que l’hindouisme, étaient intégrés à la vie publique, et exerçaient des fonctions (comme hôpital, tribunal, bibliothèque, taverne ou même lupanar…) sacrées à l’époque et aujourd’hui sécularisées. C’est un peu comparable aux monastères médiévaux, qui servaient par exemple d’auberge ou de dispensaire.

Vous racontez cette histoire très ancienne de façon très vivante, très moderne, comme dans le chapitre sur la déesse Istar et la prostitution.

Istar était la déesse de l’amour physique qui décide de l’identité sexuelle des êtres. Elle-même pouvait en changer, homme ou femme, selon sa volonté. Les temples étaient en quelque sorte des refuges pour marginaux. Toute prostitution était sacrale. Istar était la prostituée par excellence et la « sainte patronne » des prostituées.

Est-ce qu’on sait « tout » de cette civilisation mésopotamienne ? 

Non, même si on progresse, des mystères demeurent. Par exemple, existait-il des harems ou pas ? À quoi servaient les ziggourats, ces « clochers » rectangulaires à côté des temples ? Il semblerait, selon une interprétation récente assez convaincante, qu’elles étaient le moyen pour les dieux de descendre sur terre, pas pour les hommes d’atteindre les dieux. J’ai choisi ce domaine de l’archéologie pour découvrir des choses, étudier la différence entre les hommes de l’époque et nous-mêmes. Essayer de comprendre, tout en sachant qu’on ne peut pas se mettre dans leur tête.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 

La Vie méconnue des temples mésopotamiens de Dominique Charpin, Collège de France/Les Belles Lettres, 2017, 260 p.
 
 
 
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