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Essai
Au cœur de l'Eurasie


Par Antoine Courban
2017 - 02
Peter Frankopan, éminent historien d’Oxford, donne le vertige et fascine par l’ampleur de l’horizon de son regard. Son approche des multiples routes de la soie adopte résolument un regard neuf que certains pourraient juger quelque peu biaisé. Nous sommes trop habitués, depuis Hérodote et Strabon, à voir le monde et son histoire à partir d’un point de vue plutôt méditerranéen et euro-centrique. Observant l’immense Eurasie, notre imaginaire a été éduqué à considérer les aires géographiques, de la Méditerranée à l’Indus, comme formant un monde ; le sous-continent indien un deuxième monde ; alors que l’immense Chine forme un troisième monde à part.

Frankopan nous propose d’observer l’Eurasie à partir de Google-Earth, pourrait-on dire. Son regard embrasse une aire géographique immense qui relie le Pacifique à la Méditerranée. Avec une telle perspective, il est évident que le plateau iranien constitue le centre ou le pivot d’une telle vision, ce qui est loin de nous surprendre d’un point de vue géopolitique contemporain où nous assistons à un retour en force des puissances continentales de l’Eurasie comme la Russie et l’Iran au détriment des puissances maritimes d’Europe occidentale et d’outre-Atlantique.

 « Les Routes de la soie » qu’évoque Frankopan se distinguent de celles que surnomma ainsi l’inventeur de la notion, Ferdinand von Richtoffen. Elles ne sont pas uniquement commerciales. Le sous-titre Nouvelle histoire du monde est plus problématique. Il s’agit effectivement d’une approche plus globale de l’histoire des États et des Empires de l’Eurasie, depuis la Chine des Han et les Séleucides jusqu’à notre époque contemporaine et ses violences. Il ne s’agit donc pas seulement d’un ouvrage orientaliste de plus sur l’histoire des routes commerciales caravanières et de leurs villes d’étapes, entre la capitale chinoise Chang-Han et Antioche-sur-l’Oronte, Constatinople et Rome. Frankopan se distingue des historiens qui l’ont précédé et qui ont beaucoup écrit sur l’Asie centrale et ses routes caravanières, mince filet de communication qui a fait que notre continent eurasiatique a effectivement formé un seul espace d’échange, même s’il était composé d’Empires qui s’ignoraient totalement. Mais cela suffit-il pour justifier le sous-titre ?

René Grousset a beaucoup écrit sur l’histoire de la Haute-Asie, de la Chine et du monde des steppes, sans aller jusqu’à adopter une perspective aussi globale. De même, Arnold Toynbee, dans son Histoire universelle de l’humanité, insiste sur l’importance des deux zones d’échanges que sont le bassin de l’Oxus (Amou-Daria) et de l’Iaxarte (Syr-Daria) en Asie centrale ainsi que le couloir entre l’Euphrate et la boucle de l’Oronte au Levant. Frankopan avoue qu’il souhaite recentrer et rééquilibrer notre attention sur le cœur du continent asiatique, à savoir l’Iran. Il n’y a là rien de nouveau en soi. Dès 1587, Christopher Marlowe appelait la Perse le « milieu du monde ». Frankopan cependant creuse encore plus profondément. Il montre que les soies de Chine étaient portées à Carthage alors que des poteries provençales étaient utilisées en Perse. Mais si le commerce fut le principal moteur de l’existence de ces routes, ces dernières permirent d’autres échanges, culturels et religieux. Frankopan montre l’importance de l’art gréco-bouddhique du Ghandara, la pénétration profonde de la culture grecque dans la vallée de l’Indus. Les représentations du Bouddha ne seraient pas ce qu’elles sont sans l’art grec. De l’Euphrate au Pacifique et à l’Océan Indien, l’expansion du christianisme nestorien fut prodigieuse. L’histoire de l’Église chrétienne est loin de s’épuiser dans le seul cadre gréco-latin. 

Commerce, cultures, religions, philosophies, tribus barbares, envahisseurs se sont entremêlés le long de ces routes. Le regard de Frankopan embrasse aussi l’histoire tragique des peuples de l’immense continent. Son livre mérite largement le qualificatif d’approche globale prenant quelque distance avec l’historiographie traditionnelle. Peut-on dès lors souscrire au sous-titre Nouvelle histoire du monde ? Il appartient au lecteur de décider si, au bout de ces passionnantes et fascinantes 636 pages, il peut, lui aussi, considérer The Silk Roads comme un chef-d’œuvre mondial comme l’ont fait plusieurs critiques internationaux.

Quoi qu’il en soit, ce livre nous captive et nous force à reconsidérer l’histoire du monde autrement. Établissant des liens subtils dans les entrelacs d’un immense canevas historico-géographique, l’ouvrage peut désarçonner le lecteur habitué au doux ronronnement d’une certaine tradition universitaire. Certes, l’auteur use parfois de raccourcis surprenants, mais l’ensemble de l’ouvrage se laisse découvrir et lire agréablement avec passion. De la conquête du Turkestan par l’empereur Wu-Di à celle de la Crimée par Vladimir Poutine, une fresque fascinante se déploie entre les mains du lecteur qui ne pourra pas lâcher ce livre, résolument inhabituel, avant de l’avoir terminé.


 
 
D.R.
De l’Euphrate au Pacifique et à l’Océan Indien, l’expansion du christianisme nestorien fut prodigieuse.
 
BIBLIOGRAPHIE
The Silk Roads. A New History of the World (Les Routes de la soie. Nouvelle histoire du monde) de Peter Frankopan, Bloomsbury (London-Oxford), 2016, 636 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166