FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
Pour les nazis, l'avenir était à l'Est


Par Henry Laurens
2017 - 01


Aujourd’hui, le nazisme est représenté comme le mal absolu. Il est immédiatement évoqué lors de la description des atrocités contemporaines. Il sert d’élément de référence. Pourtant, il appartient à l’histoire. Une première réaction aurait pu se contenter d’une sacralisation négative, d’un effroi permanent. Mais le besoin de comprendre a été le plus fort, même si pour certains, donner une explication historique était en soi une profanation, en particulier en ce qui concerne la destruction des juifs d’Europe, le judéocide, la shoah.

En ce domaine, les premières tentatives de synthèse ont déjà plus d’un demi-siècle. Elles ont apporté beaucoup, mais du fait même de la nature de la documentation, constituée pour l’essentiel par les archives de la bureaucratie nazie, elles ont donné une vision par « en haut ». Symptomatique est la discussion quasi-permanente pour déterminer vers quelle date l’ordre d’extermination complète a été donnée, alors qu’il n’était que dans la logique d’une série d’exterminations partielles. 

En dépit des témoignages de survivants, l’essentiel de l’expérience des victimes nous échappe, à la fois parce qu’elle est de l’ordre de l’indicible et qu’elle est constituée d’histoires individuelles. La situation est bien différente si on se tourne vers les bourreaux. C’est ce que Christian Ingrao a entrepris dans toute une série d’ouvrages qui élabore ainsi une anthropologie historique de la violence à partir du nazisme.
Il a ainsi déterminé que pour ses adhérents, le nazisme représentait un système de croyances qui procurait la certitude d’une lecture du passé, d’un engagement présent et d’un espoir d’avenir. Il en ressort que l’utopie meurtrière incluse dans le nazisme a été l’un des moteurs de sa puissante attractivité. Avant même que la guerre ne soit gagnée, les nazis ont tenté de concrétiser leur projet d’un monde nouveau.

Dès la conquête de la Pologne en septembre 1939, ils mettent en place une agence destinée à la fois à organiser des nouveaux territoires de colonisation à l’aide de déplacements de population et à l’élimination de l’influence nuisible des catégories de population allogènes représentant un danger pour le Reich. Il s’agit d’installer des « Allemands ethniques » dans les régions conquises. Dans les premiers mois, tout se déroule dans une grande confusion et avec des résultats médiocres d’autant plus que cela désorganise l’économie et en conséquence diminue la prédation nazie. À partir de l’été 1940, on comprend que l’on doit « laisser mourir » les populations juives et polonaises concernées en aggravant leurs conditions de vie. Avec l’invasion de l’Union soviétique (22 juin 1941) commence la « grande guerre raciale » qui se traduit par le massacre de masse des juifs et des communistes. À partir de 1942, on entre au maximum de la pulsion génocidaire qui concerne toute l’Europe.

L’originalité de ce travail est de se consacrer à la politique de germanisation qui est le corollaire de celle de l’extermination. Quelques milliers de fonctionnaires appartiennent à la nébuleuse d’institutions concernées qui fonctionne en interaction, en mélange de rivalité et de surenchère, mais aussi de collaboration et de circulation de l’information. L’auteur analyse la formation et le parcours de ces fonctionnaires meurtriers. Des cas individuels sont présentés. De là, le livre se consacre à une approche saisissant les émotions de ces acteurs : la germanité est en danger, l’Est est une terre d’avenir.

Les planificateurs font comme si les territoires à coloniser étaient vides, alors qu’ils savent qu’il s’agit d’expulser ou d’exterminer dans un délai plus ou moins long. Certains documents prévoient ainsi la disparition de plusieurs dizaines de millions de personnes. L’aménagement hygiénique du territoire accompagne ainsi la programmation des génocides successifs.
Mais après la bataille de Stalingrad, l’énergie se concentre sur l’effort de guerre et la réalisation de l’utopie est remise à des temps meilleurs. À partir des premiers mois de 1943 : « Qu’on nous entende bien : le IIIe Reich n’était pas mort, la croyance nazie non plus. La foi restait vivace, dans toute la diversité de ce qu’elle avait toujours revêtu. Mais l’espérance s’estompait, l’horizon d’attente avait muté et l’advention impériale s’était dissipée et avait été remplacée par un horizon d’attente moins multidimensionnel, plus axé sur le présent du combat et des mobilisations. L’utopie nazie avait vécu. »

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée au cas de Zamosc, une région aux confins de la Pologne et de l’Ukraine, qui a servi de lieu pour tous les essais de l’ingénierie nazie. On voit ainsi comment concrètement se sont appliqués les projets utopiques. La société locale a été martyrisée de façon terrible. Outre l’extermination des juifs et la prédation nazie, les conflits ethniques entre Polonais et Ukrainiens, attisés par les nazis, ont fait des milliers de victimes. On est là dans un véritable théâtre de la cruauté, une guerre de tous contre tous. Une guerre de l’entre-soi qui ne peut déboucher que sur le déplacement des populations. 

On comprend bien que c’est ainsi que le martyr de l’Europe orientale a conduit à son homogénéisation ethnique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Ce livre est particulièrement important à bien des égards. Il montre combien une anthropologie de la violence et une histoire des émotions apportent un vrai renouvellement à l’histoire du nazisme qui tend à se perdre dans le marécage des prises de décision bureaucratique et mortifère. Au-delà, il marque combien il est insuffisant de dire que la radicalisation est le fruit de la méchanceté des autres. La violence est d’autant plus forte qu’elle est l’instrument de réalisations de projets utopiques ou millénaristes. 

Il est bien évident que le lecteur proche-oriental trouvera là bien des sujets de réflexion et de méditation sur sa propre région, parce que si le nazisme appartient à un temps et à un lieu, la violence venue d’en haut ou d’en bas se retrouve dans bien des situations d’aujourd’hui.


 
 
D.R.
L’utopie meurtrière incluse dans le nazisme a été l’un des moteurs de sa puissante attractivité.
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166