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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Georgia Makhlouf
2016 - 09

Printemps faste pour Alain Mabanckou. D’une part, il publie un essai, Le Monde est mon langage, quelques mois à peine après son dernier roman Petit piment. D’autre part, il fait une entrée tonitruante au Collège de France pour y animer un séminaire sur la littérature africaine de langue française, dans le cadre de la chaire de création artistique. C'est la première fois que les grands noms des lettres africaines vont résonner dans l'amphithéâtre de cette vénérable institution depuis sa création au XVIe siècle, mais c’est aussi la première fois qu’un écrivain occupe cette chaire qui avait auparavant été confiée à un peintre, un musicien, un architecte et un paysagiste.

Le Monde est mon langage est une sorte de tour du monde de la pensée et des émotions véhiculées par la langue française telle qu’elle est parlée, écrite, transformée, enrichie, par ceux qui la parlent aux quatre coins du monde et le livre s’organise d’ailleurs en chapitres selon une géographie qui va d’Alger à Douala ou de Paris à Buenos Aires. Mais c’est aussi le portrait personnel, voire intime, parfois admiratif, toujours affectueux, de nombre d’écrivains que Mabanckou a croisés au hasard de ses pérégrinations et dont certains sont devenus ses amis et ses compagnons de route. L’affirmation implicite qui structure ce livre est que la littérature française a cessé depuis longtemps de n’être que française et que c’est dans toutes ces villes, dans tous ces espaces culturels, qu’elle vit et puise sa vitalité. «?Dans chaque génération d’écrivains français, il y a toujours eu ceux qui se sont rebellés contre la langue à l’intérieur de laquelle ils étaient censés produire leurs œuvres. Céline en est l’illustration la plus récente. En tant qu’écrivain d’origine africaine, les ressorts de ma révolte contre la langue française académique sont liés à mon histoire personnelle et communautaire (…). J’ai grandi dans cette tension constante entre les langues naturelles et la langue dominante, une tension que l’écrivain français de souche ne connaît pas. Or, toute mon œuvre se nourrit de cette “intranquillité”?», affirmait Mabanckou dans un entretien récent.

Cette intranquillité nourricière, on la retrouve chez Le Clézio, soucieux de définir une universalité ouverte sur «?les paroles silencieuses?» de civilisations méconnues et dont il s’attache à faire connaître les textes par le biais de la traduction?; ou chez Glissant, attentif à «?préserver les frémissements et l’ardeur des langues?» et à accompagner la «?créolisation?» du monde qui en résulte. On croise aussi, au fil des chapitres, un Dany Laferrière plus inhabituel que d’ordinaire, derrière ses fourneaux, mais expliquant aussi pourquoi il s’est attelé à réécrire plusieurs de ses romans, fouillant ainsi un espace limité, celui que dessinent ses livres, mais le fouillant profondément pour atteindre «?le fond de la terre?»?; ou un Rachid Boudjedra affirmant que Nedjma de Kateb Yacine est le fondement moderne du roman arabe, malgré le tollé que provoque cette affirmation dans les milieux arabophones, puisque Yacine écrit en français. Le même Yacine affirmait d’ailleurs que «?le monde arabe n’existe pas?», qu’il n’existe pas de langue arabe mais des langues arabes. Prétendre le contraire, c’est «?pérenniser ces régionalismes dangereux qui conduisent aux nationalismes?», disait-il. Écoutons enfin le romancier congolais Henri Lopes?: «?J’écris pour dépasser ma négritude et élever ma prière à mes ancêtres les Gaulois?; Gaulois de toutes les races s’entend, de toutes les langues, de toutes les cultures.?»?; ou encore le merveilleux James Baldwin?: «?Ceux qui pensent qu’il est impossible d’agir sont généralement interrompus par ceux qui agissent.?» C’est sur ces sages paroles que s’achève d’ailleurs ce beau tour d’horizon littéraire, portrait en creux de l’univers intellectuel de l’auteur et qui nous aura donné à voir un monde contrasté, pluriel, mais surtout un monde qui a repris des couleurs.


 
 
© Hermance Triay
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Monde est mon langage de Alain Mabanckou, Grasset, 2016, 320 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166