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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Les puissants accords des lettres et de la musique


Par Farès Sassine
2016 - 09

Dans son Esthétique, Hegel place la poésie au sommet de la hiérarchie des arts, juste au-dessus de la musique. Sur les autres formes, elle a la supériorité de ne pas dépendre de matériaux sensibles (pierres, couleurs, sons…) dont la nature limitée «?détermine toute la manière de concevoir et le mode de l’exécution?». Le talent poétique bénéficie de la plus grande indépendance et «?le poète doit seulement être doué d’une riche imagination créatrice (…)?» Avec la parole pour matériau, le créateur ne manie pas le langage du concept, mais celui de l’image qui saisit le particulier plutôt que le commun. Le mot n’est pas utilisé comme simple signe, mais comme ressource sensible. Il fait surgir la chose même et ne désigne pas une idée?; d’où le recours essentiel, en poésie, aux images et métaphores. De même, en faisant entendre sa sonorité, et par le biais de la rime, l’allitération et l’assonance, le vocable fait éclater la musique qui sommeille au fond du langage. 

À la même époque, cependant, en ces années où le romantisme étend ses passions sur toute l’Europe, Lamartine oppose à «?la langue des mots?», «?la langue de l’infini?» et affirme la supériorité des notes sur les plus beaux vers.

Tout au long du XIXe siècle, musique et poésie s’accordent, se rejoignent dans le lied et l’opéra, se redéfinissent. Le moment wagnérien, qui a trouvé en Baudelaire un des meilleurs commentateurs de ses débuts, semble marquer une victoire en voulant fondre ensemble les deux arts et surtout le second dans le premier. Mais très rapidement Mallarmé et Valéry chercheront «?à reprendre à la musique son bien?».

Les affinités électives et l’émulation des deux épanchements esthétiques ont caché un peu les rapports de la musique et de la littérature, concept étranger à Hegel, qui englobe aujourd’hui la poésie et où les formes narratives, courtes ou longues, occupent une place prépondérante. La Sonate à Kreutzer passe de Beethoven à Tolstoï dont la nouvelle devient un quatuor de Janacek qui donne lieu à une autre fiction. S. Ledda réunit dans «?Folio plus classiques?» six nouvelles (deux de Jules Janin) auxquelles il donne un titre emprunté à Schubert, maître du poème chanté?: six moments musicaux. Elles sont écrites autour des années 1830 et tournent autour de la musique romantique ballottée entre le lyrisme et le fantastique. L’âme poétique se transpose dans les mélodies. Mais l’ivresse saisit si profondément le compositeur qu’en lui se touchent le génie et la folie. Un pacte avec le diable n’est jamais loin.

Le livre est dominé par la longue nouvelle de Balzac, Gambara (1837). Elle porte le nom d’un musicien et fabricant d’instruments italien vivant à Paris. Les personnages, les milieux, les passions sont bien de la Comédie humaine, mais le romancier s’est documenté avec une grande précision sur le sujet. On trouve, dans le récit, des discussions pertinentes sur les deux musiques allemande et italienne, sur l’harmonie et la mélodie et leur équilibre dans Mozart, une analyse et une contre-analyse remarquables de l’opéra de Meyerbeer, Robert le diable, si représentatif de l’époque. Mais surtout le débat sur les rangs respectifs de la poésie et de la musique est permanent?: «?La musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes?; tandis que les autres arts nous donnent des plaisirs définis?», affirme Gambara. La critique balzacienne d’aujourd’hui va beaucoup plus loin en faisant de cette nouvelle une autoréflexion, à travers un jeu de miroirs, sur l’écriture romanesque oscillant continuellement entre le pastiche et l’étude philosophique, la parodie et l’entreprise noble. 

Dans un livre d’entretiens bien menés publié deux mois après sa mort, Pierre Boulez (1925-2016) s’attache à éclairer, à partir d’une perspective éminemment moderne, le travail artistique. Interrogé par Michel Archambaud – à qui l’on doit de riches conversations à bâtons rompus avec Francis Bacon – le musicien avant-gardiste et prestigieux chef d’orchestre tient un propos qui ne nécessite point de connaissances techniques et qui ne manque ni d’animation ni de passion. Tout en restant discret sur sa propre œuvre, Boulez jette des lumières résolues sur les musiques d’hier et d’aujourd’hui, sur leurs rapports à la littérature et à la peinture… 

Des propos ingénieux et pondérés tenus sur Kafka, Joyce, Artaud, Mallarmé, Klee, Pollock…, retenons une référence pointue à Proust, auteur incontournable dans un article sur musique et littérature. Si ce dernier a pu, dans La Prisonnière, faire preuve d’une «?intuition géniale?» dans sa relation de la manière dont Wagner a construit le IIIe acte de Tristan, c’est parce qu’il appliquait le même modèle dans sa narration. Proust est «?l’équivalent de Wagner?», dans la «?façon de proliférer?» et le processus de la création?: «?Le leitmotiv du sommeil revient du début à la fin de la Recherche et les leitmotive de la mémoire et de l’amour reviennent comme une arche.?»

Schoenberg disait de Webern qu’«?il avait su exprimer un roman en un seul soupir?». Certains romanciers font l’inverse. L’ivresse continue que procure, par son souffle et sa construction, Boussole de Mathias Énard (Actes Sud, 2015), récit imprégné de références et d’anecdotes musicales, l’illustre merveilleusement.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Entretiens avec Michel Archimbaud de Pierre Boulez, Gallimard, « Inédits essais Folio » 2016, 224 p.
Six moments musicaux de , Gallimard, « Folio plus classiques », 2016, 230 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166