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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
1860, Histoires et mémoires d’un conflit


Par Farès Sassine
2016 - 08
«Nous n’avons pas encore trouvé un récit critique qui fonde le dépassement de la mémoire des guerres », écrit le regretté Sulayman Takkieddine (disparu en 2015 et dédicataire de l’ouvrage) dans un texte court et percutant publié en conclusion de cette savante publication qui regroupe les actes, en trois langues, d’un colloque tenu à Beyrouth les 5-7 octobre 2011. Sans doute, aucune instance ne le détient encore, à supposer que la chose soit possible, mais nous possédons grâce aux nombreuses contributions réunies, bien des éléments qui aideront à nous conduire vers un tel dessein.

Il faut d’abord saluer l’idée et le courage de l’entreprise : affronter les événements majeurs de l’histoire du Liban contemporain dans leurs contextes régionaux et mondiaux, se pencher sur des conflits nodaux qui ne cessent d’alimenter la mémoire collective et de la diviser ou d’être artificiellement occultés, produire de nouveaux témoignages et confronter des récits de tout bord pour enrichir le panorama et sortir de ses impasses. L’audace de l’entreprise vient de son dépassement du registre académique au vécu et au politique. Elle produit des « regards croisés », des « écritures polyphoniques » quant aux disciplines et aux affiliations.

L’objectif de la recherche, comme l’indique le titre, n’est pas seulement la plus grande des Harakât (mouvement), la Haraka al-kubra de 1860, où s’affrontèrent druzes et maronites au sud du Mont Liban et les massacres qui l’ont accompagnée et suivie au Wadi Altaym et à Damas (elle prit dans cette ville le nom d’al-qawma et al-tawcha), mais aussi les mémoires de ce conflit aux époques successives du Liban contemporain et durant ses guerres comme chez divers acteurs et pour de nouvelles instances (les manuels scolaires, par exemple). Les actes du colloque se répartissent donc en trois sections. Dans la première, « l’événement » est mis en perspective dans le contexte global, ottoman et interne. À l’époque des Tanzimat (Édits de 1839 et de 1856), l’Empire essayait de se moderniser et de remplacer l’inégalité des statuts religieux par l’égalité de tous les citoyens. Tentative qui rejoignait sur un point celle du gouvernement américain d’alors d’abolir la discrimination raciale formelle et qui a abouti, dans les mêmes années, à la guerre de Sécession. Sur le plan ottoman, le pouvoir central affrontait des guerres de libération nationale dans ses territoires du Balkan (Rumeli) et la montée des puissances occidentales enrichies par le capitalisme et aspirant au colonialisme. Dans ce contexte de faiblesse structurelle, les réformes internes rencontraient des difficultés et exacerbaient des tensions (Makdisi, Deringil, Haddad). Sur le plan proprement interne, la poussée démographique maronite, la nouvelle condition économique et éducationnelle des chrétiens, le statut inusité de l’Église, le rôle et la politique hardis tenus par les conseillers des émirs… tout donnait aux druzes l’image d’« une réalité insultante et humiliante » (Nayil Abou Chakra). Le statut de la propriété n’échappe pas au changement (Abdallah Saïd).

La deuxième partie livre essentiellement des témoignages sur l’époque, les violences, les acteurs (Kaidbey), leur politique. Des archives jusque-là inexplorées (celles des patriarcats maronite et grec-orthodoxe (Abiyouness, S. Slim), des documents disséminés chez des particuliers druzes…), des manuscrits (al-Mallah, Rassi, Massouh), des ouvrages nouvellement parus (G. Khoury) sont mis à contribution. Ils étendent la toile à de nouveaux protagonistes : les chiites de la région de Baalbeck, de Jbeil et de Bilâd Bichâra, les bédouins, les kurdes… Ces témoignages battent en brèche le monolithisme des communautés et autres intervenants : les musulmans du quartier de Mîdane à Damas, contrairement aux assaillants de Salhiyyé, ont protégé les chrétiens ; les fonctionnaires ottomans n’eurent pas une attitude conforme : les maronites furent accusés de trahison ; des villages mixtes de la Montagne ont continué le vivre en commun : les intérêts divergents des notables l’emportaient souvent sur ceux de la communauté ; les druzes du Djebel qui ont eu un rôle notoire dans les massacres hors de leur territoire n’ont pas touché aux chrétiens du leur ; la concurrence des produits européens a détérioré la situation de tout le petit peuple de Damas, musulman comme chrétien.

La troisième section est essentiellement consacrée aux mémoires collectives de l’événement. Outre des études circonscrites à des hommes, des dates et des secteurs (Abou Rjeili, Jalloul, Abi Fadel, Ghannam), nous trouvons des contributions sur les modes d’indemnisation des victimes après les violences, destructions, pillages et sur la place nouvelle que prend le droit international humanitaire (Herren).

En guise de conclusion, nous avons droit à deux synthèses magistrales. La première de Dima de Clerck sur les représentations des Harakât chez les druzes et les maronites jusque dans la guerre du Liban (1975-1990) et ses suites. La seconde de Bernard Heyberger pour mettre en perspective l’ensemble du débat et pour l’ouvrir à de nouvelles perspectives.

1860 forme-t-elle une césure dans un vécu permanent ? Nous avons peut-être exagéré l’importance de ses événements, comme le suggère Makdisi en invoquant les nettoyages ethniques qui eurent lieu au même moment dans les Balkans et autour de la Caspienne. Dans l’actualité morose où nous vivons aujourd’hui, nous y décelons, malgré des variantes importantes, les compromis, compromissions, intérêts étriqués, pillages… où nous ne cessons de vivre.


 
 
Peinture de Jean Baptiste Huysmans.
 
BIBLIOGRAPHIE
1860, Histoires et mémoires d’un conflit de , sous la direction de Dima de Clerck, Carla Eddé, Naila Kaidbey, Souad Slim, Presses de l’IFPO, USJ, UOB, Beyrouth-Damas, 2015, 488 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166