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Essai
Le nouveau Grand Turc


Par Henry Laurens
2016 - 07
Faire la biographie d’un homme d’État étranger encore au pouvoir est un exercice risqué, mélangeant l’histoire du temps présent et l’histoire immédiate. Ce livre est le fruit de la collaboration d’un journaliste et d’un universitaire qui ont tous les deux une longue pratique de la Turquie contemporaine. Il nous donne ce qu’il est possible de savoir à ce moment de la biographie de l’actuel président de la République de Turquie qui est en train de devenir la personnalité la plus importante de l’histoire de ce pays depuis son fondateur Atatürk.

Recep Tayyip Erdoğan est né en 1954 dans un milieu modeste, mais pas pauvre, dans un quartier populaire des bords de la Corne d’Or. Sa formation s’est faite dans les milieux de la mouvance islamiste : lycée religieux, militantisme intense dans l’islam politique. Il a aussi été pendant quelques années un assez bon footballeur. Sa culture politique est nourrie par un nationalisme à fort accent religieux hostile au kémalisme. Sa promotion politique a été précoce grâce à son militantisme acharné dans le parti du Salut national d’Erbakan fondé en 1972. Dès 1976, il en dirige la branche jeunesse pour Istanbul.

Le coup d’État de 1980 ne constitue pas un coup d’arrêt pour lui. Il milite dans le parti de la Prospérité créé en 1983, la nouvelle formation de l’islam politique. Homme d’appareil et politicien de terrain, il réussit à se créer une base politique qui le conduit à son triomphe, l’élection à la mairie du Grand Istanbul en avril 1994. Il défend l’authenticité nationale et islamique et rejette la corruption morale venue de l’Occident. Cela lui vaut une condamnation à un bref séjour en prison en 1999. Il est amené à adoucir son discours, puis à créer son nouveau parti, l’AKP, qui accède au pouvoir en 2003. Le reste est mieux connu puisqu’il se confond avec l’histoire politique de la Turquie contemporaine. 

La force du livre ne réside pas seulement dans l’utile établissement des faits, mais dans les portraits psychologiques comme celui-là :
« Méfiant à l’ égard des cadres de son propre parti, sous la menace constante d’institutions laïques hostiles, Recep Tayyip Erdoğan va chercher dans le soutien de la rue l’assise de son pouvoir. Conscient de son aura sur les “petites gens”, qui reconnaissent en lui un des leurs, le chef du gouvernement va s’ériger en “tribun du peuple”, unique et bienveillant défenseur des masses contre des élites prédatrices. Sous Erdoğan, le pouvoir politique est plus que jamais personnalisé et comme incarné dans le seul corps du Premier ministre. Dans un corps et dans une voix dont il use avec brio face aux foules. Car Recep Tayyip Erdoğan excelle dans l’art de la manipulation des foules. Avec plus de 1 m 85, il est le Premier ministre le plus grand apparu sur la scène politique turque depuis les débuts de la République. »

Ou celui-ci, dix ans après :
« Fait du prince, discours moralisateur, propension à se mêler de tous les sujets, promotion des valeurs islamiques, recul de la liberté d’expression, accaparement de l’espace médiatique, goût pour le gigantisme et culte de la personnalité… Le bilan de l’action de Recep Tayyip Erdoğan au cours de ces années 2010-2013 peut paraître excessivement sombre. Sans doute l’action du gouvernement AKP au cours de ces années ne se limite-t-elle pas à cette accumulation de propos et de décisions controversées. La plupart des trains turcs ont continué d’arriver à l’heure en gare. »

On pourrait multiplier les exemples qui montrent le côté complexe du personnage qui, d’un côté est un conservateur défendant les valeurs morales dites islamiques et qui s’en prend avec violence à l’Occident, et de l’autre un pragmatique maître de la stratégie politique. Il s’est en quelque sorte identifié paradoxalement à Atatürk.

« Les deux hommes d’État partagent un même sens aigu du maintien au pouvoir et la même croyance en une mission personnelle dans la modernisation et la transformation du pays. Réinterprété, édulcoré, Atatürk devient acceptable et il est dès lors possible de le considérer comme une incarnation de la “continuité de l’État”, concept cher à Erdoğan depuis qu’il a accédé au pouvoir national. En d’autres termes, plus Erdoğan s’est rapproché du cœur de l’État turc, plus il a eu le sentiment de le contrôler – et d’en tirer avantage –, plus il s’est identifié à Atatürk. Le paradoxe, c’est qu’à l’opposé de la révérence qu’inspire à la plupart ses compatriotes la figure de Mustafa Kemal, cette trajectoire fait du kabadayı de Kasımpaşa, au moment où il pourrait croire qu’il touche au but, un candidat à la stature de père de la nation turque de moins en moins “aimable”, de moins en moins admirable ou, pour le dire familièrement, de plus en plus “impossible”. »

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Erdogan, Nouveau père de la Turquie moderne de Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse, éditions François Bourin, 2016, 440 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166