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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Brzezinsky : penser le politique


Par Henry Laurens
2016 - 04
Justin Vaïsse mène une double carrière de chercheur en relations internationales et de diplomate chargé de la prospective en affaires étrangères. On comprend que la carrière de ce fils d’exilé (son père est consul de Pologne au Canada en 1938), d’abord polonais, puis canadien, et finalement américain, qui devient successivement un professeur respecté, puis un conseiller influent de décideurs politiques, et finalement conseiller à la sécurité nationale sous la présidence de Jimmy Carter, a pu le fasciner. Après cette date, son héros reste l’une des voix les plus écoutées en géopolitique. En quelque sorte, Zbigniew Brzezinsky représente presque soixante-dix ans de relations internationales et de rapport entre l’Amérique et le monde.

On peut dire qu’à chaque guerre, les États-Unis redécouvrent le monde et éventuellement la géographie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre de la guerre froide, les universités américaines les plus prestigieuses sont chargées de développer des centres de recherche et de réflexion en relations internationales, ce qui va donner leurs chances à des jeunes gens talentueux, nés à l’étranger comme Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinsky son cadet. Ils vont progressivement supplanter l’establishment traditionnel des « sages » (wise men), des patriciens dont le tort historique est d’avoir fourvoyé les États-Unis dans la guerre du Vietnam. Ils seront ensuite remplacés par le monde des Think Tanks qui remplacera celui des universités avec une perspective moins scientifique et plus politique.

Si au XIXe siècle on pouvait dire que l’Orient est une carrière, dans ce moment historique, c’est la guerre froide qui constitue la voie d’accès aux honneurs. Pour saisir le sujet de ce livre, il faut donc passer par l’université de la guerre froide, puis par le rôle de conseillers de décideurs que jouent certains de ces universitaires. Zbigniew Brzezinsky a sa place particulière en pressentant très tôt, voire trop tôt le rôle qu’allaient jouer les nouvelles technologies de l’information et en étant le créateur de la commission trilatérale, centre de réflexions entre l’Europe, l’Amérique du Nord et le Japon, ce qui le conduit à devenir le conseiller d’un homme politique alors peu connu, le gouverneur Jimmy Carter.
L’auteur n’a pas l’ambition de faire une histoire détaillée de la politique étrangère de l’administration Carter, mais plutôt une étude sur la façon dont les concepts, idées et convictions de son personnage ont joué quand ils ont été confrontés aux dures réalités de la bureaucratie et de la politique internationale. Autrement dit, le vrai sujet du livre est le rapport entre savoir et pouvoir quand un universitaire accède aux responsabilités les plus élevées. Cela donne à la lecture parfois un aspect un peu touffu avec des redites, mais c’est le prix à payer pour une telle démarche. 
Ainsi Brzezinsky n’apparaît pas comme un théoricien des relations internationales, mais plutôt comme un praticien qui se sert de trois formes de pensées pour éclairer la réalité : la typologie des acteurs, la pluralité des scénarios possibles et les analogies historiques. Il est ainsi plus près des sciences historiques que de la réflexion philosophique. Il a donc une grande sensibilité aux facteurs de changement, à ce que d’autres appellent les « forces profondes ». Au contact du réel, celui de la gestion de la politique étrangère américaine, on ne peut pas trouver de schémas intellectuels doctrinaux propres à la réflexion universitaire, mais, en revanche, le conseil de sécurité nationale présente une forte concentration de matière grise et une organisation souple proche d’un centre de recherches. On doit donc discerner une zone d’entre-deux, où l’arrière-plan universitaire joue un rôle intellectuel plus que substantiel.

Cette recherche n’aurait pas pu se faire si l’auteur n’avait pas pu bénéficier de nombreuses heures d’entretiens avec son sujet qui lui a ouvert ses archives personnelles. Contrairement à la très nombreuse bibliographie consacrée à Henry Kissinger dont le premier tome de la monumentale bibliographie rédigée par Niall Ferguson, Zbigniew Brzezinsky constituait un sujet pratiquement inexploré. Cet excellent livre comble ce manque, apporte beaucoup d’informations nouvelles et une importante réflexion sur l’évolution des relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est donc une lecture plus qu’utile.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Zbigniew Brzezinsky : Stratège de l’empire de Justin Vaïsse, Odile Jacob, 2016, 448 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166