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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Un Croisé contre Saladin, enquête ou plaidoyer ?


Par Lamia Saad
2007 - 06



Après s’être penché sur le destin du premier roi franc de Jérusalem « qui se refusa... à ceindre une couronne d’or là où le Christ n’avait porté qu’une couronne d’épines » et se contenta de la dignité d’avoué du Saint-Sépulcre, après avoir relaté de manière poignante le destin tragique du Roi lépreux, Baudouin IV, dont le règne fut une lente agonie, mais une agonie à cheval, face à l’ennemi, toute raidie dans le sentiment de la dignité royale, du devoir chrétien et des responsabilités de la couronne, le célèbre médiéviste Pierre Aubé choisit de consacrer son dernier ouvrage à l’un des chevaliers soldés de Baudouin III… Il s’agit de Renauld de Châtillon dont la personnalité et le rôle restent encore assez méconnus. Personnage énigmatique et déroutant s’il en faut, toutes les informations dont nous disposons à son égard sont étrangement contradictoires. En effet, ce personnage précédé par sa mauvaise réputation est pourtant décrit par l’un de ses contemporains, Bernard de Clairvaux, comme « l’incarnation, criarde sans doute, mais éclatante, de l’idéal de nouvelle chevalerie ».

Rejeton d’une famille champenoise dont la noblesse remonte au IXe siècle, Renaud de Châtillon n’en est que le cadet. Dans son pays, l’individu est sans avenir. Arrivé en Terre sainte, à l’âge de 27 ans, il s’engage comme chevalier au service de Baudouin III. Il touche une solde du Seigneur roi et est dénué de tout avoir personnel. Il accompagne le roi dans toutes ses campagnes. Coureur de dot, « courtois et de bonne affaire », il épouse, par deux fois, des héritières ; et devient prince d’Antioche puis seigneur d’Outre-Jourdain. Entre ses deux mariages, il passe une quinzaine d’années dans les prisons d’Alep où il devient un parfait arabisant. La raison de son emprisonnement tient au fait qu’il a toujours eu une fâcheuse  tendance au pillage. Les très nombreux saccages perpétrés par ce seigneur eurent, en outre,  pour conséquence de rompre deux trêves conclues, l’une par Baudouin III, l’autre par Baudouin IV, avec Saladin.

Au printemps 1182, Renaud de Châtillon entreprend une profonde incursion dans le territoire de Saladin, jusqu’aux villes saintes : La Mecque et Médine. Suite à cette incursion sacrilège qui a failli réussir, il devient une « bête malfaisante » aux yeux de ce dernier qui n’attendait que ce prétexte pour attaquer les Francs et marcher vers Jérusalem.

Intrigant, Renaud de Châtillon avait également pris une part active au complot fomenté en faveur de Guy de Lusignan que le Roi lépreux à l’agonie avait exhérédé, ne le trouvant pas digne de diriger les Francs. De fait, Renaud de Châtillon a contribué à placer à la tête du royaume un roi faible et insignifiant, fût-il le plus bel homme de son époque.

Après la défaite décisive de Hattîn, de nombreux Francs furent faits prisonniers. Saladin traita Lusignan avec tous les égards dus à son rang et décapita lui-même Renaud de Châtillon qui lui inspirait une haine inextinguible mêlée de peur.

Qui fut donc véritablement ce personnage ? Était-il ce chevalier-brigand, ce représentant typique de la féodalité pillarde et sanguinaire d’Occident, devenu en Orient une sorte de Bédouin français ne concevant la guerre que comme un exploit de rezzou ? Était-il ce valeureux guerrier qui fit par deux fois, en 1159 et en 1160, don de biens substantiels aux Hospitaliers et aux Templiers ?

À l’aide des chroniques franques de l’archevêque Guillaume de Tyr (précepteur de Baudouin IV) ainsi que de celles du chroniqueur Ernoul, écuyer de Balian II d’Ibelin et témoin fiable de cette période, Pierre Aubé a reconstitué avec érudition le destin d’un personnage haut en couleur, capable du meilleur comme du pire. Son récit soutenu captive le lecteur et n’est jamais dépourvu d’analyse. Le style est fleuri et riche en descriptions détaillées. Mais que l’on ne s’y trompe pas ! Cette œuvre historique s’adresse plutôt à un public d’initiés. En effet, seul un lecteur averti et familier de la période des croisades saurait déceler chez Pierre Aubé une certaine subjectivité. À y regarder de plus près, à confronter ce livre avec d’autres essais portant sur la même période, force est de constater que l’auteur prend parti, minimise systématiquement les défauts de son personnage, trouve toujours des circonstances atténuantes à ses nombreux méfaits, vante ses qualités ; Saladin lui sert de faire-valoir. Son ouvrage apparaît comme une tentative de réhabiliter Renaud de Châtillon et d’atténuer quelque peu le portrait au vitriol brossé par l’archevêque Guillaume de Tyr et adopté par de nombreux historiens dont René Grousset, académicien et grand historien des croisades. En somme, Pierre Aubé se livre à un véritable plaidoyer – au demeurant passionnant – en faveur de celui qu’André Malraux définissait comme « l’archétype de l’antichevalier » !

 
 
Personnage énigmatique et déroutant, chevalier-brigand ou valeureux guerrier, qui fut donc véritablement Renauld de Châtillon ?
 
BIBLIOGRAPHIE
Un croisé contre Saladin, Renaud de Châtillon de Pierre Aubé, Fayard 2007, 300 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166