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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
La révolution de Constantin
Le 29 octobre 312, l'empereur Constantin se convertit au christianisme qui devient alors la religion du pouvoir. Cet événement décisif de l'histoire occidentale constitue le point de départ d'une puissante et originale étude sur les débuts du christianisme et les racines de l’Occident. Après L'Empire gréco-romain, Paul Veyne nous livre, une fois de plus, une œuvre majeure.

Par Henry Laurens
2007 - 06



Dans ce beau livre au ton impertinent et érudit, Paul Veyne complète son investigation sur l’histoire romaine en abordant la question de la genèse de l’Empire chrétien et en la complétant sur une réflexion plus générale sur la relation entre religion et civilisation. La majeure partie du livre est consacrée à Constantin. La conversion de l’empereur en 312 était imprévisible. Certes, les chrétiens constituaient de cinq à dix pour cent de la population de l’Empire, mais l’Église se relevait à peine de la plus dure des persécutions qu’elle avait endurée. Elle n’était pas un vrai facteur de pouvoir.

Il ne s’agissait pas d’un acte opportuniste, mais le fait d’un homme qui voyait grand, qui avait le sentiment de participer à une épopée surnaturelle et la volonté d’en prendre la direction tout en assurant son propre salut. Il fait du christianisme la religion du pouvoir tout en tolérant le paganisme majoritaire. Le christianisme était bien une révolution religieuse dans le sens où il établissait une relation personnelle entre le croyant et un Dieu créateur et omnipotent, impensable dans le vieux paganisme. Il donnait ainsi un sens à la vie de chacun en l’inscrivant dans une histoire universelle commençant à la création. L’Église avait créé une puissante contre-société capable d’encadrer ses fidèles venus de tous les milieux sociaux, mais  elle n’avait attiré qu’une élite et provoqué l’hostilité du plus grand nombre d’où les persécutions.

Pour expliquer la personnalité de Constantin, Paul Veyne n’hésite pas à le comparer à Lénine : « Les bolcheviks ont été vainqueurs en 1917 parce qu’ils allaient dans le sens de l’histoire ; Constantin a vaincu en 312 et en 324 parce qu’il allait dans le sens du Dieu qui le guidait. » Cette religion était « digne de lui » et loin de séparer les pouvoirs, il se fait le vrai chef de l’Église, son « président » tout en continuant de rester le « grand pontife » du paganisme (il sera divinisé à sa mort). Sans persécuter la vieille religion, lui et ses successeurs font comprendre qu’elle est une « pratique dépassée ». Les sacrifices d’animaux sont interdits portant un coup terrible aux anciens rituels.

Julien l’apostat a failli renverser l’évolution en cours. Le paganisme épuré est redevenu la religion du souverain, mais la parenthèse n’a pas duré longtemps (361-363). Le sort religieux de l’Empire s’est encore joué dans les derniers conflits pour le pouvoir de la fin du IVe siècle. La christianisation des masses a pris plus de deux siècles. Elle a été le fait d’un conformisme imposé par les autorités : « Le christianisme a perdu sa ferveur élitiste et a repris le rythme qui avait été celui du paganisme ; celui d’une croyance tranquille qui avait des moments plus pieux au gré d’un calendrier rituel, et non plus celui d’une piété aimante dont on éprouve sans cesse la chaleur en son cœur. L’attachement conjugal a succédé à la passion amoureuse. »

Constantin a fait basculer l’histoire universelle parce qu’il a été un révolutionnaire mû par une grande utopie qui lui donnait un rôle essentiel, mais il a réussi aussi parce qu’il était un grand empereur, un réaliste qui avait le sens du possible et de l’impossible.

Dans la dernière partie du livre, Paul Veyne aborde des questions plus théoriques comme la réalité de l’idéologie. L’obéissance à l’ordre établi précède tout discours de légitimation, religieux ou non. Toutes les sociétés interdisent le crime et le vol, les dix commandements n’ont fait qu’y ajouter une justification religieuse. Les légitimations ne sont que des facteurs secondaires qui facilitent la vie en société. En revanche, c’est le christianisme qui a imposé l’union entre le politique et le religieux  puisque tout le monde devait être chrétien et que les Césars étaient chargés de cette mission.

En conclusion dévastatrice, l’auteur s’intéresse à la question des origines chrétiennes de l’Europe. La religion n’est qu’une composante d’une civilisation et non la matrice. Les grands changements lui sont extérieurs. Le christianisme a accepté l’esclavage pendant dix-huit siècles et c’est l’esprit moderne qui l’a prohibé : « Ce n’est pas le christianisme qui est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions. » La morale sociale des chrétiens d’aujourd’hui est celle de leur société et non l’inverse. La référence chrétienne dans l’Europe actuelle est moins une identité qu’une généalogie.

On voit dans ce bref résumé d’un livre très dense qui se lit avec plaisir combien l’auteur peut se montrer provocateur. Sans être nécessairement d’accord avec toutes ses thèses, sa lecture est une stimulation permanente pour l’intelligence et donc s’impose pour tout esprit curieux.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) de Paul Veyne, Albin Michel, 2007, 320 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166