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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Farès Sassine
2015 - 07
On peut se faufiler dans ce Dictionnaire amoureux, un brin plus épais que de convention, par « July (Serge) » et « Libération » : on saisirait à la source l’itinéraire de l’auteur et les traits de son journal. Né à Paris sous l’Occupation, il apprend « ses premiers rudiments sur la lutte des classes à domicile » : la mère travaille sans arrêt et le père polytechnicien vit loin. Dans sa prime jeunesse, « tout était faux » : on l’appelait Patrick, ses parents n’étaient pas mariés, son frère portait un autre patronyme… Cette « overdose » de toc lui rend suspectes les apparences et l’oriente en douce vers un journalisme où il peut épanouir sa passion du présent. Étudiant communiste dans une Union rebelle à la direction, sis dans la frange favorable à une évolution à l’italienne du Parti, il fréquente énormément, dans ces années Vietnam et Guevara, cinémas et théâtres et épouse les rêves de la Nouvelle Vague. Mai 68 est la « magnifique surprise » et de glissement en glissement, il débarque à 30 ans dans Libération, journal amorcé par Benny Lévy et Jean-Paul Sartre en décembre 1972. Jusqu’en juillet 2006, il a pour « belle » mission d’orchestrer « un quotidien qui (…) a incarné une vision libertaire, en rupture avec la culture hiérarchique, normative et centralisatrice française ».

Du journal, Serge July n’est pas peu fier : certains matins il « fut le plus beau quotidien du monde » et « durant son histoire – qui n’est pas finie – le titre de presse quotidienne française le plus inventif, le plus découvreur, le plus insolent de son époque ». Il vint à son époque comme Le Monde et France-Soir percèrent après la Résistance et la Libération, L’Express et Le Nouvel Observateur à l’heure de la décolonisation impérative, de la montée de nouvelles classes moyennes et de l’ascendant récent des sciences humaines. Le moment de Libé, après mai 68, ce fut une sensibilité et une pensée libertaires dans un monde où prenaient fin les Trente Glorieuses, qui était en mutation à tous les niveaux et subissait les vagues successives d’un « grand tsunami hyper-capitaliste ». L’autorité flanchait dans toutes les institutions et les contestations se faisaient nombreuses, inventives et contradictoires. Le journal se devait de prendre une autre actualité en compte et de lui donner un ordre, « le bon ». Le primat revint aux enquêtes et aux reportages et écarta les dogmes. De 1986 à 2000, le journal compte plus d’un million de lecteurs par jour, « un lectorat minoritaire mais de masse ». Des raisons de la réussite, des qualités et de la richesse de l’équipe, de la chance qui s’est parfois mise de connivence, des prévisions, batailles et ratages de cette longue guerre au quotidien de 33 ans, July fait un récit passionné et réfléchi, détaillé et somme toute heureux : Libé paraît toujours et tous les jours.

Les deux articles invoqués sont le fruit d’une pratique amoureuse et implacable du journalisme et mettent en abyme un Dictionnaire dont ils illustrent les pouvoirs. Informations denses, variées et choisies, joliment narrées ; mélange de l’actualité et de l’histoire, du personnel et du professionnel, des ficelles du métier et d’une culture vaste et étendue ; florilège de citations et d’anecdotes pertinentes et peu connues de sorte qu’en permanence on se délecte et s’enrichit ; un style simple et affirmé et un sens de l’humour toujours à l’œuvre… Peut-être faut-il ajouter aux deux exemples l’article « Beuve-Méry » sur celui qui fut à la tête du Monde (1944-1969) « l’incarnation du journalisme moral » : « Patron », « Solitaire », austère, spartiate (il sursaute quand de Gaulle en 1958 traite devant lui le journal de « divertissant »). À la fois modèle et contre-modèle pour July, il régit une époque qu’il clôt par la rubrique « Agitation » créée après 68. Cette têtière, par son ignorance méprisante de la contre-culture, justifie le passage d’un journalisme à l’autre. Mais quel article juste, vigoureux et bien documenté sur Beuve-Méry.
Ces entrées sur lesquelles nous nous sommes un peu appesantis n’occupent qu’une infime partie de l’ouvrage. On peut dans le labyrinthe percer d’autres trajectoires, voire se fier à l’ordre alphabétique souvent riche d’agréables surprises : Renaudot qui, homme de Richelieu, contre par La Gazette « libelles » et « canards » suit John Reed « playboy révolutionnaire » (U. Sinclair) enterré dans le mur du Kremlin pour sa couverture « véridique et extraordinairement vivante » (Lénine) de la révolution d’octobre. « Réseau », article sur le nouveau médium universel qui change le monde précède «?Révolution 89 » où sont également traités journalistes royalistes et révolutionnaires. À « W », nous avons à la suite « Watergate », « Wilde (O.) » et « Wilder (Billy) »…

On peut créer ses propres constellations. Évidemment ce qui a proprement rapport à la presse, qu’il soit matériel (Leica, Marbre, Machine à écrire, Papier…), ou communicatif (le français doit 3 mots essentiels à la presse anglo-saxonne, principalement américaine : reporter, éditorial, interview), organes (Le Canard enchaîné) journalistes, magnats de presse ou grands reporters (A. Londres, J. Kessel)… Écrivains et penseurs (pour ne pas citer les politiques) tiennent aussi une grande part : durant une décennie, Marx a assuré sa famille grâce à ses articles dans le New York Tribune, l’activité journalistique de Zola déborde largement son « J’accuse » et il s’appuie sur des enquêtes pour son œuvre romanesque, l’écriture de Simenon est une école de prose journalistique… Mais c’est surtout le cinéma de Citizen Kane à F. Lang, Antonioni… qui tire l’ouvrage vers un côté ludique.

On ne rend pas justice à ce Dictionnaire amoureux si on ne montrait dans la microstructure de ses articles le travail sapiential, littéraire, esthétique. Deux illustrations?: « Bidonnage & Cie » peut paraître une fastidieuse énumération des erreurs et mystifications de la presse, y compris la fameuse une de Libé le jour de l’assassinat de Bachir Gemayel (14/9/1982) : « La baraka de Gemayel ». Mais l’article est introduit par une narration du film de John Ford L’homme qui tua Liberty Valance (1962) qui pose la question : faut-il choisir la légende ou la vérité ? ; il se conclut par ce qui différencie les USA de la France dans ce domaine : la présence de fact-checkers et l’assomption de la responsabilité du bidonnage. « Watergate » explique tout ce qui a rendu l’enquête du Washington Post possible et efficace, mais note des obscurités non éclaircies et mentionne la mystification ultérieure de Bob Woodward lors des ADM en Iraq. Comme le disait Oscar Wilde : « La vérité est rarement pure et jamais simple. »


 
 
© Bruno Klein
Le moment de Libé, après mai 68, ce fut une sensibilité et une pensée libertaires dans un monde où prenaient fin les Trente Glorieuses.
 
BIBLIOGRAPHIE
Dictionnaire amoureux du journalisme de Serge July, Plon, 2015, 928 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166