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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Glucksmann brillant et brouillon
André Glucksmann est le plus remarquable, sinon le plus notoire, des « nouveaux philosophes ». Intellectuel brillant, très présent sur les scènes médiatique et politique, il publie Les deux chemins de la philosophie, un essai érudit qui veut réaffirmer la philosophie comme « opposition intérieure au règne de l’opinion ».

Par Farès Sassine
2015 - 05
Les deux chemins de la philosophie se divise en trois parties comprenant neuf chapitres. La première se présente comme des « Éléments pour un manifeste socratique ». Elle fait place à trois monologues : celui de Socrate, « Confession d’un philosophe des rues », celui de Heidegger et celui de l’auteur lui-même, intitulé « Le soliloque du porte-plume ». Le premier n’est pas original par ses assertions (« Je ne suis pas une réponse, mais une méthode » ; « j’indisposais les puissants… » ; « le clou de mon existence fut ma mort » ; « Déséquilibrer l’interlocuteur pour l’amener… à se contredire, coincé en aporie »…), mais par l’établissement d’une lignée socratique remontant à Antigone et passant par Rabelais, Montaigne, Shakespeare et Pouchkine, et par l’affirmation du « déracinement » d’Athènes « née d’un rassemblement hétéroclite de pirates et de brigands, originaires de nulle part, venus s’échouer là par hasard » et retrouvée dans la civilisation transatlantique maritime destinée à la libre circulation.

Le discours d’outre-tombe de Heidegger prétend le libérer de son « profil habituel » pour rire et se moquer de lui-même et de tout : « Philosophe et nazi tant qu’il vous plaira, mais philosophe. Et le seul à survivre comme tel au naufrage des sections d’assaut. » Ayant produit des concepts avant, pendant et après Hitler, le penseur « non repenti » domine depuis les années 1920 la scène intellectuelle et ne fait qu’accroître sa notoriété en passant du plan allemand aux niveaux européen et mondial. Désormais se rencontrent dans son « conservatisme planétaire » tous les courants de la modernité et de la postmodernité : « Ici communient droite et gauche, gouvernants et gouvernés, technocrates en costume Armani et cagoulés de l’altermondialisme, végétariens des quartiers chics et révoltés sans pain des antipodes. » Ayant cherché à détruire rationnellement les « traditions philosophique et théologique », Heidegger fait un travail assidu de démoralisation pour avoir eu raison trop tôt et prévu un « déracinement » général inscrit désormais dans « l’esprit de l’époque » et auquel seul désormais « un dieu » peut remédier.

Socrate, le contestataire, et « Dr. H. », le professeur influent, sont aussi « actuels » l’un que l’autre. Glucksmann « petit poisson passé entre les mailles de la solution finale » cherche par leur « confrontation » à donner sens à une époque et à retracer les deux chemins de la philosophie, tout en essayant de ne pas les opposer comme « le vice et la vertu ». Vœu pieux certes, mais souvent inévitable tant les voies s’entremêlent et se chevauchent. Et d’abord, les deux philosophes pensent sur fond de « peste », « un cataclysme physique, politique et mental qui affecte l’ensemble d’une société » : la guerre du Péloponnèse pour le premier, les deux guerres mondiales pour le second.

Les enjeux « prosaïques et vitaux » de la confrontation sont au nombre de quatre : Penser librement ; Apprendre à mourir ; Apprendre à aimer ; Vouloir survivre. Faute de place, nous n’évoquerons que les deux premiers. Sur la question de la pensée, on note un commun vouloir de refuser l’opinion dominante et les facilités de recours à des solutions providentielles. Socrate veut soumettre tout discours à l’alternative du vrai et du faux et l’analytique existentiale de Heidegger reprend le même projet dans le retour phénoménologique « aux choses mêmes ». Sur la question de la mort, tous deux la reconnaissent comme marque de la finitude humaine ; mais pour le Heidegger d’Être et Temps (1927), « l’authenticité » consiste à projeter sa mort au fondement même de sa vie et il y a ainsi identité du choix de la vie et de la mort (un fil rouge conduirait des combattants du Reich et de la IIIe internationale aux bombes humaines d’el-Qaëda). Pour Socrate, elle est principe de liberté et non d’identité.

À propos du premier ouvrage de Glucksmann, Le discours de la guerre (1967), Raymond Aron avait écrit qu’il était « brillant et obscur ». De l’actuel dont on n’a pu donner qu’une idée sommaire, on peut dire qu’il est brillant et brouillon, répétitif, obsessionnel, plein d’éclairs et de paradoxes. Si l’auteur fait très souvent preuve d’un « bon sens » cartésien dans ses argumentations et touche juste ceux qu’il critique, il ne cesse de reprendre l’assaut contre ses adversaires, surtout Heidegger, déchiré qu’il est lui-même entre l’objectivité (voire une certaine déférence) et une animosité sans frein. Il ne lui suffit pas de reconnaître que les regroupements qu’il opère ressemblent à « une énumération à la Prévert » pour les justifier. Quant aux jeux de mots fréquents, ils sentent trop « l’esprit de l’époque ». Nous y revoilà… Mais Socrate reste l’issue, Socrate que Heidegger qualifia en 1951 de « penseur le plus pur de l’Occident ».

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Les deux chemins de la philosophie de André Glucksmann, Plon, 294 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166