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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
La bibliothérapie
Pourquoi et comment se soigner par la lecture et l'écriture.

Par Ramy Zein
2015 - 05
Régine Detambel croit au pouvoir de la lecture dont elle rappelle les nombreuses vertus : les livres nous aident à « maîtriser le temps » et à prendre conscience de nous-mêmes. Ils nous offrent des moyens d’évasion, nous exposent à la diversité humaine, nous délestent de nos fardeaux en favorisant le processus cathartique de l’identification. Ils donnent du sens à notre quotidien en proposant « des lignes de conduite, des modèles de vie, des valeurs ». Ils mettent de l’ordre dans le chaos de notre vie, nous permettent de nous construire dans notre enfance et de reconquérir notre statut de sujet quand nous perdons notre autonomie en raison de la maladie ou de l’âge. Bref, par le rythme des phrases, la multiplicité des sens, la pluralité des métaphores, les livres agissent sur nous comme de véritables remèdes.

Forte de cette conviction, Régine Detambel s’attache à promouvoir la thérapie par le livre, autrement dit la « bibliothérapie », qui consiste à utiliser la lecture comme outil de soin pour aider les personnes fragilisées par leur état de santé ou leur situation sociale. L’essai de Detambel regorge d’indications précises sur la mise en œuvre de cette thérapie : toutes les dimensions de l’acte de lecture y sont abordées, y compris les aspects matériels tels que la qualité du papier et de l’impression qui peut être déterminante dans le rapport au livre ; car lire, contrairement à une idée reçue, ne constitue pas une pratique « immobile » ou « paresseuse » ; c’est une activité dynamique qui engage tout le corps. Kinésithérapeute de formation, Detambel est sensible à cet aspect physique de la lecture qui concerne le toucher des pages, l’odeur de l’encre, la posture et la respiration du lecteur. Elle envisage aussi le cas des personnes bilingues qu’il convient d’orienter vers des livres dans leurs deux langues pour optimiser le processus thérapeutique.

Detambel est consciente néanmoins que tous les livres ne se valent pas. Certains textes n’apportent rien au lecteur et risquent même, au contraire, de le conforter dans ses clichés ou de le maintenir enfermé dans son mal-être. Il ne s’agit pas de prôner la lecture pour la lecture, mais de favoriser une lecture de qualité axée sur des livres capables d’atteindre les profondeurs de notre conscience et d’aiguiser notre sensibilité, « des livres qui galvanisent, qui électrisent, en un mot qui raniment ». Detambel déplore à cet égard que la psychologie anglo-saxonne n’intègre pas assez la fiction dans la bibliothérapie, lui préférant les ouvrages de psychologie grand public et les livres d’auto-traitement (« self-help books »), qui n’emmènent « guère dans des espaces fantasmatiques où réélaborer son histoire ». Dans le même ordre d’idées, Régine Detambel s’insurge contre l’obsession générale de la « lecture facile » alors que, selon elle, les livres complexes offrent les meilleures perspectives thérapeutiques ; les ouvrages taxés de difficiles présentent l’avantage de se prêter à plusieurs interprétations, ce qui multiplie les possibilités de projection à travers les situations et les métaphores (« les grands problèmes humains ne sont accessibles que métaphoriquement »). Il ne faut donc pas rechercher les lectures dites faciles, encore moins les lectures ciblées comme le ferait un documentaliste, mais des ouvrages susceptibles de remuer les couches intimes de notre être. On notera que Detambel ne limite pas le rayon de la lecture thérapeutique à la fiction ou à la poésie. Certains essais peuvent produire les mêmes effets chez le lecteur, notamment les « essais poétiques » d’un Jean-Pierre Richard par exemple, dont elle admire « la langue parfaite des vrais chercheurs, riche, inattendue, explosant de (…) formules élégantes mais vivantes. »

Régine Detambel apporte également un éclairage historique et théorique sur la bibliothérapie. Elle évoque la pionnière de la discipline aux États-Unis, Sadie Peterson Delaney, ainsi que les travaux de Marc-Alain Ouaknin (Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, 1994), pour qui la lecture dénoue « les nœuds du langage » et « les nœuds de l’âme ». Detambel mentionne de même les expériences de Lucie Guillet qui a publié un essai sur La poéticothérapie (1946) où elle soutient que le « fluide poétique » peut calmer les phobies et les angoisses, développant une méthode complète à cet effet. Les livres prennent soin de nous rend compte aussi des recherches de Marielle Macé (Façons de lire, manières d’être, 2011) qui démontre le caractère actif de la lecture : lire une scène où il est question de mouvement met en branle les mêmes états mentaux que si le mouvement était effectivement réalisé par le lecteur.
Comme il est impossible de parler de lecture sans parler d’écriture, l’essai de Régine Detambel avance en outre des considérations intéressantes sur l’acte d’écrire, dans son aspect imaginaire, mais également, là encore, physique. L’auteure évoque ainsi son travail de romancière et d’essayiste en plus de son expérience de bibliothérapeute et de grande lectrice. Ajoutons que Les livres prennent soin de nous renferme un florilège de citations et d’exemples ; il rappelle en particulier le cas des écrivains pour qui le livre fut une arme de résistance contre la violence du monde, tels que Primo Levi, Robert Antelme, Charlotte Delbo, Jorge Semprún ou Varlam Chalamov. 

Pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres, Les livres prennent soin de nous est un ouvrage essentiel qui intéressera les personnes soucieuses de promouvoir la lecture et de défendre la cause du livre. Sans compter que l’essai de Régine Detambel constitue une illustration de sa propre démonstration en ceci qu’il déploie une écriture subtile, pleine de grâce et de poésie, qui produit sur le lecteur l’effet bibliothérapeutique décrit dans ses pages.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
 
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