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Essai
La Méditerranée au cœur


Par Jean-Claude Perrier
2015 - 04
S’exerçant à son tour au genre du « Dictionnaire amoureux », l’écrivain Richard Millet (qui vient d’obtenir le prix de littérature André Gide pour Sibelius) a choisi de traiter de la Méditerranée, dans le sens braudelien du terme, et non des Méditerranées, comme on l’entend çà et là, un concept à ses yeux « trompeur ». Pour lui, « la Méditerranée existe où pousse l’olivier », et c’est « un laboratoire qui a donné une double civilisation, ou deux civilisations en miroir : celle de l’Europe et celle du Proche-Orient, d’où vient en grande partie l’Europe, par le commerce, par la philosophie et par l’art ». Curieusement, il oublie « par la religion ». Cette carte tracée, Millet peut y intégrer la France, avec sa civilisation, caractérisée par « le brassage entre le Nord et le Sud », et portée par sa langue, dont l’auteur du Sentiment de la langue (La Table Ronde, 1993, prix de l’essai de l’Académie française 1994) est l’un des plus ardents défenseurs contre ce qu’Etiemble, en son temps déjà, appelait « l’amerloque ». On dit aujourd’hui « globish ».

En dépit de son fort volume (ici plus de 800 pages), ce genre de dictionnaire est forcément partiel, et, sous-titré « amoureux », volontairement partial. Richard Millet, homme d’engagements résolus et de caractère bien trempé, souvent polémique, provocateur, assume cette subjectivité, et son je est bien présent dans presque chaque article. On notera par exemple, à propos des Printemps arabes, la reproduction de la longue lettre que lui a adressée son ami le jeune professeur et écrivain tunisien Aymen Hacen, qui célèbre Bourguiba et les valeurs fondatrices de la Tunisie moderne, « soit occultées, soit spoliées, soit frelatées pendant plus de vingt-trois ans par le régime de Ben Ali ». Ou encore l’article vibrant d’admiration que Millet, catholique revendiqué, consacre aux récents papes, « détestés » par un Occident contemporain qu’il juge « despiritualisé » et nihiliste.

On peut bien sûr lire ce gros livre d’une seule traite, comme une encyclopédie fragmentée, dont le fil conducteur serait le « rapport personnel, intellectuel, mémoriel, sensuel (de l’auteur) avec l’espace méditerranéen ». Mais il est plus amusant pour le lecteur, et stimulant intellectuellement, de s’y promener, de sauter d’une entrée à l’autre, de revenir en arrière, en fonction d’associations d’idées spontanées, d’invites fournies grâce à un système de renvois, ou même de télescopages hasardeux. Difficile, par exemple, de lire l’article « Carthage » sans se reporter à celui sur Didon, puis à celui sur Tunis, etc.

Millet explore consciencieusement, avec érudition et éclectisme, le vaste espace qu’il s’est choisi, ses hauts-lieux (Athènes, Rome, Naples, Damas, Istanbul…), ses personnages emblématiques, son gotha, du prophète Abraham et d’Isabelle Adjani (père kabyle, mère allemande) à la reine Zénobie de Palmyre, et au cinéaste italien méconnu Valerio Zurlini, l’auteur, entre autres, d’une magnifique adaptation à l’écran du Désert des Tartares de Buzzatti, en 1976. Son film ultime, son testament.

Il ne néglige pas pour autant les sujets plus légers, comme les nourritures terrestres, et les boissons, dont le vin, l’autre emblème de la Méditerranée avec l’huile d’olive. Son article est un hymne bachique dédié aux vins du Sud, un peu rapide toutefois, notamment en ce qui concerne les Italiens. Millet apprécie évidemment le Lacrima Christi, qui pousse sur les pentes du Vésuve, mais quid du Falernes dont les Romains, déjà, se délectaient, des grands Chianti et Barolo, ou encore du Primitivo des Pouilles ? Il manque au volume un article Béotien.
Mais ce qui frappe, surtout, dans ce Dictionnaire amoureux de la Méditerranée, c’est l’omniprésence du Liban, quasiment à chaque page. Comment s’en étonner ? Richard Millet a tenu à célébrer le pays où il a passé huit ans de son enfance (de six à quatorze ans, 1959-1967), où il retourne très souvent. Ici, pas d’article Liban, mais un sur sa chère Beyrouth, « une attraction sensible » qui possède « le charme des laides ». Et aussi un grand nombre d’occurrences libanaises : l’arak, le cèdre « qui n’existe guère plus », victime de la déforestation depuis la plus haute Antiquité, les jurons, ou encore le vin.

C’est à Beyrouth qu’il a appris, entre autres, l’arabe et le latin, deux langues symboles de ce brassage des civilisations autour de la Méditerranée, que les Romains appelaient Mare nostrum et qui, pour de merveilleuses comme pour de terribles raisons, demeure aujourd’hui le centre de gravité du monde.

 
 
« Cette mer est un laboratoire qui a donné deux civilisations en miroir : celle de l’Europe et celle du Proche-Orient »
 
BIBLIOGRAPHIE
Dictionnaire amoureux de la Méditerranée de Richard Millet, Plon, 2015, 810 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166