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Essai
Malaise social et estime de soi
Le 14 février 2015, l’Université Saint-Joseph accueillait Vincent de Gaulejac pour une conférence sur le thème : Advenir comme sujet à travers les déterminations familiales, sociales et politiques dans les sociétés hypermodernes.

Par Samir Frangié
2015 - 03
Professeur à l’université Paris VII, fondateur du laboratoire du changement social et président du Comité de recherche en sociologie clinique de l’association internationale de sociologie, Gaulejac, qui était l’invité du professeur Sélim Abou, titulaire de la chaire Louis D. Institut de France d’anthropologie culturelle, apporte une contribution intéressante à la compréhension du malaise que traversent les sociétés modernes, notamment la société française, ce malaise que le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye avait résumé de la manière suivante : « Les Français sont en train d’imploser sous une pression trop forte, un mal-vivre ensemble dans la vie de tous les jours et au travail. »

Gaulejac qui a publié en 2011 Travail, les raisons de la colère, et en 2012, Manifeste pour sortir du mal-être dans le travail, analyse le concept de désinsertion sociale qui ne se réduit pas à la pauvreté, car celle-ci ressert les liens tandis que la désinsertion les distend.

la désinsertion, dit-il, naît de la rencontre d’une logique collective – celle d'une société qui laisse sur son chemin ceux dont elle n'a pas besoin – et d’une logique individuelle marquée par la perte de l’estime de soi. Car tous les chômeurs ne tombent pas nécessairement dans la désinsertion.

Dans un ouvrage essentiel, La lutte des places, paru en 1994 et remis à jour et augmenté en 2014, Gaulejac avance la thèse suivante : « La lutte des places est une lutte d'individus solitaires contre la société dans le but de retrouver une “place”, c'est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance, une existence sociale. » Nous sommes loin aujourd’hui de la lutte des classes qui avait prévalu jusque-là dans les analyses des comportements sociaux. Au sein de la société postmoderne, dit-il, la logique managériale prime. Ceux qui parviennent à entrer dans cette logique de performance feront partie des « winners », les autres seront les « losers ». Et ces « losers » sont en continuelle augmentation. 80% de la population active en France occupait un emploi stable en 1975 contre 65% aujourd’hui. 
Les émeutes que mènent justement ces « losers » sont le signe de ce clivage et d'un désir de reconnaissance. Car le chômeur ne perd pas seulement son travail, il perd également l’estime des autres et ne parvient plus à s’estimer soi-même.

Pour mettre un terme à ce malaise qui mine la société française et aggrave les dérives de toutes sortes, Gaulejac préconise « la construction d’un monde commun dans lequel la préoccupation de l’autre l’emporte sur l’intérêt individuel, un monde construit pour que chaque humain puisse avoir une place comme citoyen, comme sujet et comme acteur ». Il préconise pour cela de passer d’une société de marché à une économie solidaire, car, dit-il, dans un manifeste qu’il a cosigné en mai 2014, « l’accumulation continue de richesses matérielles et de puissance conduit l’humanité à un effondrement prévu non pas aux calendes grecques, mais dans les prochaines décennies », car la planète a atteint ses limites, notamment dans les domaines du réchauffement climatique, de l’érosion de la biodiversité et de la perte des nutriments agricoles.

Gaulejac rejoint à ce stade la thèse de Jeremy Rifkin qui, dans son dernier ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro (2014), parle d’un nouveau système de production et de consommation – « les communaux collaboratifs » – qui va au-delà du binôme capitalisme ou socialisme pour jeter les bases d’une organisation sociale fondée sur l’intérêt de la communauté plutôt que sur la seule satisfaction des désirs individuels et rendue désormais possible par la révolution dans laquelle Internet nous a fait entrer.


 
 
D.R.
« Les Français sont en train d’imploser sous une pression trop forte, un mal-vivre ensemble dans la vie de tous les jours et au travail. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La lutte des Places de Vincent de Gaulejac, Frédéric Blondel et Isabell, éditions Desclée de Brouwer, 2014, 150 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166