FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
L'itinéraire d'un chercheur
Olivier Roy, spécialiste réputé de l’islam contemporain nous livre ici une précieuse autobiographie sous forme d’entretiens. Son itinéraire personnel, comme l’évolution de son objet d’études, offre un nouveau chapitre à la littérature de voyage.

Par Henry Laurens
2015 - 03
En effet, Olivier Roy se présente d’abord comme un voyageur en Orient. À dix-neuf ans, en mai 1969, il décide de suspendre ses études pour partir en auto-stop pour Kaboul. À cette époque, on pouvait circuler librement sans avoir à demander préalablement des visas. Le jeune homme croyait encore à la dichotomie romantique : modernité perverse contre authenticité traditionnelle. Il pratique ainsi une ethnographie rudimentaire qui lui permettra par la suite de comprendre combien la réalité sociale est complexe et n’obéit pas nécessairement aux classifications abstraites d’une certaine anthropologie. Le désir d’ailleurs l’avait préalablement amené à fréquenter les milieux des maoïstes français et il retournera en quelque sorte sur eux son observation participante. 

Après ce premier séjour de trois mois, il reprend ses études de philosophie. Il fait un mémoire sur Leibniz et la Chine tout en continuant ses études de langues orientales et en poursuivant ses voyages. En 1972, il est reçu à l'agrégation. Rapidement il est nommé professeur à Dreux dont il étudiera l’évolution sociale et politique sur plusieurs décennies. C’est au milieu des années 1970 qu’il commence à rejeter l’illusion culturelle et à chercher, pour mieux comprendre une société, sa banalité. Le sens importe plus que le code.

En 1981, il décide de quitter l’enseignement secondaire pour se rendre en Afghanistan en guerre. Durant presque une dizaine d’années, il va sillonner le pays grâce à des subsides divers (organisations humanitaires, centres de recherches). Il peut ainsi comprendre un pays en guerre soumis à la pression de changements extraordinaires et fait l’expérience concrète de la guerre et de la violence. Il publie ses premiers livres d’analyse politique, qui lui permettent d’être recruté au CNRS et de devenir « consultant » au quai d’Orsay. Dans le débat sur l’islam politique, il tranche par l’affirmation que c’est la politique qui l’emportera toujours. En cas de prise de pouvoir, c’est la logique de l’État qui l’emportera sur la revendication religieuse. De façon plus générale : « Dès qu’on rentre dans l’intimité d’une famille ou d’une société musulmane, on voit bien que la religion n’est jamais un facteur explicatif, même si elle est appelée au secours pour donner plus de légitimité ou de poids à d’autres considérations (par exemple, l’honneur de la famille). » Olivier Roy sait faire un bon usage de l’aphorisme : « Le décideur ne sait pas de quoi il décide, alors que l’expert ne sait pas ce que décider veut dire. »

Les années 1990 sont consacrées à l’Asie centrale qui vient d’être libérée de la domination soviétique. Il découvre aussi le métier de diplomate qui permet de mettre en place un cadre de formulation du problème, d’inventaire des solutions éventuelles, de définition des enjeux et des scénarios possibles. Les années 2000 lui permettent d’aborder la question culturelle avec le recul nécessaire d’une longue expérience : « Nous sommes dans une crise des cultures, dans un conflit entre codes culturels traditionnels, et donc implicites, et codes modernes, qui se doivent d’être explicites, et donc pauvres. »

Olivier Roy s’insurge contre tous les essentialismes et insiste sur la « religiosité », c’est-à-dire, le rapport personnel du croyant à sa foi et sa manière personnelle de s’inscrire dans le monde. Cette religiosité est en perpétuel changement.

On pourrait multiplier les références heureuses à ce qui est d’abord un humanisme fondé sur l’observation permanente du monde qu’il soit proche ou lointain, parce qu’il s’agit toujours de l’homme dont il est question, que ce soit le prolétaire de Dreux, le décideur politique occidental ou le montagnard afghan. Dans ses confidences, l’auteur s’en tient à une vision globale et nous épargne les mesquineries inévitables de tout milieu professionnel, il évoque plus les disparus que les vivants et évitent les polémiques personnelles. Il offre quand même de riches aperçus sur l’histoire d’une génération et de plusieurs milieux intellectuels.

En conclusion c’est un livre « heureux » comme on peut être heureux de l’avoir comme ami.


 
 
D.R.
« Nous sommes dans un conflit entre codes culturels »
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166