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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Les Libans qui s'ignorent


Par Samir Frangié
2015 - 01
Les « peuples » du peuple libanais à l’heure de la guerre syrienne est un ouvrage passionnant qui rappelle les récits des grands voyageurs. Deux écrivains et journalistes, Hazem Saghieh, éditorialiste au journal Al-Hayat, et Bissane el-Cheikh, nous font redécouvrir le Liban dans son extrême diversité à travers treize villes et régions qu’ils ont visitées du Nord au Sud. Le livre nous apprend beaucoup sur l’histoire de ces régions, mais aussi et surtout sur leur actualité politique et sociale.

Le premier chapitre, consacré à Tripoli commence par ce jour de 1984 où des jeunes gens appartenant au « Mouvement de l’unification islamique » décident de transformer la place d’Abdel-Hamid Karamé en « Place de Dieu ». Les deux auteurs parlent longuement de la transformation de la ville et de la poussée du mouvement salafiste – dont ils rencontrent les principaux dirigeants –, poussée due à l’exode des régions pauvres du Akkar et de Dennié vers la ville, mais due également à l’exacerbation des tensions communautaires entre sunnites et alaouites et à la démission de la classe politique qui tente par tous les moyens de gagner les faveurs du mouvement.

La visite de Nabatieh, « fief du Hezbollah » est très instructive. Les deux auteurs démontent les réseaux de services qui permettent au parti de Dieu de s’assurer le soutien de la population. Aux services assurés par ce parti dans les domaines de la santé et de l’enseignement s’ajoutent pour les porteurs de la « carte de la lumière » des réductions importantes dans de nombreux établissements de la ville.

Les deux auteurs notent le changement survenu dans cette ville où prédominent désormais la couleur noire, les femmes voilées et les hommes portant la barbe. Les enfants sont également concernés par ce changement puisqu’ils participent désormais à des cérémonies religieuses spécialement organisées pour eux.

Le passé de cette ville est plus riche que sa situation présente. Les deux auteurs rappellent son rôle d’avant-garde dans les domaines de la culture et de l’enseignement et sa contribution à l’émancipation des femmes.

La nouvelle étape est Zghorta et sa région. Les deux auteurs notent avec beaucoup de justesse que cette région a constitué une « exception maronite », caractérisée depuis Youssef Karam dans la seconde moitié du XIXe siècle par son opposition aux maronites du Mont-Liban, opposition dont la dernière expression a été l’opposition de Zghorta au Front Libanais qui regroupait au cours de la guerre la majorité des leaders maronites du Mont-Liban.

Zahlé, elle, vit dans une situation historique de schizophrénie, partagée entre son enracinement local dans la Békaa et son regard tourné en permanence vers le Mont-Liban. Cette ville marquée par une diversité religieuse et communautaire exceptionnelle a payé chèrement le prix de la guerre qui a considérablement affecté son rôle de capitale de la Békaa.
Bécharré est un cas particulier. Contrairement aux autres villes chrétiennes du Nord, elle n’a pas de liens avec les villes du littoral. Ses relations sont avec le nord de la Békaa. Cette ville de haute montagne est entourée de lieux saints, la vallée de la Kadisha, le village natal de Saint Charbel, Bkaakafra, la résidence d’été des patriarches maronites à Dimane. Même les cèdres, appelés « cèdres de Dieu », sont en odeur de sainteté.

Les deux auteurs retournent sur terre pour établir un parallèle intéressant entre les clans de Bécharré et les Forces libanaises notant au passage le débat entre ceux qui considèrent les FL comme un nouveau clan à ajouter à ceux qui existent déjà, et ceux qui estiment que le mouvement que dirige Samir Geagea a remplacé tous les clans. Le débat est loin d’être tranché.

Le dernier chapitre est consacré à la ville de Jdeidet Marjeyoun qui, en politique, a adopté une « neutralité suisse » par rapport à son environnement. Cette politique repose, selon les auteurs qui reprennent la célèbre expression de Georges Naccache, sur « deux négations… » ou plutôt deux refus, le refus de rejoindre les rangs de l’armée du général Lahd et le refus également d’intégrer les rangs de la résistance.

Nos deux voyageurs vont poursuivre leur voyage qui va les mener à Jezzine, Saïda, Tyr, Baalbeck et Batroun ainsi qu’aux deux régions du Chouf et de Kesrouan, et nous faire découvrir une diversité que nous ne pouvions pas soupçonner, une diversité qui s’exprime à la fois dans l’histoire et dans l’espace.

Cette diversité exceptionnelle qui pousse les auteurs à utiliser l’expression « les peuples du peuple libanais » représente un défi lancé à notre intelligence, un défi qu’exprime la question qui se pose à nous tous sans distinction : comment gérer cette diversité et en faire une source de richesse pour tous en évitant le piège de la réduction dans lequel sont tombés les pays arabes qui nous entourent, et en évitant également le piège de la séparation qui est au fondement des politiques identitaires ?


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Les « peuples » du peuple libanais à l’heure de la guerre syrienne de Hazem Saghieh et Bissane el-Cheikh, Dar el-Saqi, 2014, 240 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166