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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Fermeté et « style jésuite » de Charles Hélou


Par Farès Sassine
2014 - 09
Hélou a perçu le dilemme dans ses termes les plus forts : ou bien l’État, ou bien le consensus islamo-chrétien dans le domaine de la souveraineté. Alternative tragique : que vaut l’État libanais sans le consensus, que vaut un consensus qui amène la « capitulation » de l’État ? 

Dans cet ouvrage consacré à Charles Hélou par son neveu Joe Khoury-Hélou pour lui rendre justice, s’agit-il d’une destinée (1913-2001), d’un mandat présidentiel (1964-1970) ou de l’accord du Caire (3 novembre 1969) qui fut un événement majeur de ce mandat ? Le titre et le sous-titre embrouillent un peu les choses, mais le propos du livre est clair : quelles furent les positions et l’attitude du président libanais durant la crise de 1969 au cours de laquelle l’accord vit le jour, quelle y fut sa responsabilité, quels en sont les vrais déterminants et quelle en est la nature ? Les sources pour pouvoir répondre à ces questions sont, au-delà des confidences de l’intéressé, ses Mémoires (1995) mal connus mais dont les fréquentes et longues citations montrent l’acuité et la haute envolée et les rapports « ultra secrets » de l’ambassadeur américain Dwight J. Porter au Département d’État qui ont été déclassifiés au bout de quarante ans. Nous trouvons, en annexe de l’ouvrage, plus de 100 pages de fac-similé de dépêches envoyées. Loin de contredire le témoignage présidentiel, elles le prolongent et le complètent par les récits d’entretiens du représentant des États-Unis avec les divers hommes politiques libanais.
Les prémices de la crise, nous les trouvons principalement dans la défaite arabe de 1967 et dans le nouveau prestige émotionnel gagné par « al kiffah al mouçallah » palestinien auprès de toutes les populations arabes dont le peuple libanais et surtout sa composante musulmane et plus particulièrement sunnite. Mais la présence de la résistance palestinienne armée sur le territoire libanais ne pouvait manquer d’attirer des représailles ennemies et de menacer la République dans sa sécurité et sa souveraineté. Israël, de plus, trouvait ses nouvelles frontières, à l’exception de la libanaise, idéales. Il pouvait prendre prétexte de tout attentat pour annexer des territoires, s’approprier les eaux ou imposer un arrangement de paix au Liban. Son attaque de l’aéroport de Beyrouth en décembre 1968 montrait quelle idée il se faisait du droit, se forgeant de toutes pièces un motif d’action offensive et s’attaquant à des objectifs civils.

Ce qui se dégage clairement de ces pages, c’est d’une part la lucidité de Charles Hélou quant à ce qui se passe et se passera non seulement au Liban même, mais dans toute la région. Il perçoit la place nouvelle du sacré dans la politique (« la cause sainte », « la cause religieuse », « le mal absolu »…), le règne dévastateur de la démagogie et de l’anarchie armée, la désintégration de l’État et l’exacerbation des divisions communautaires… Bref, il décèle dans la crise de 1969 une période de fondation ou plutôt de sapement de tout ce qu’on a tenté de fonder depuis bien des décennies.

Un témoignage personnel n’est pas inutile ici. Dans une réunion d’un groupe d’extrême gauche de juin-juillet de cette année à laquelle je participais, un « révolutionnaire » perspicace parle d’un article paru dans L’Orient signé « XXX » et qu’on attribue à Charles Hélou lui-même. Il affirme que cet écrit énumère toutes les raisons pour lesquelles l’État libanais doit s’opposer à une présence armée sur son territoire. Il enchaîne : « c’est justement pour ces raisons mêmes qu’on doit appuyer la résistance armée ! » Aujourd’hui on peut lire dans cet article daté du 23 juin 1969 – et qui figure dans les annexes – une histoire anticipée des décades de guerres et de dissensions que nous avons vécues et ne cessons de vivre.

Outre la lucidité et en étroite relation avec elle, ce dont fait preuve Charles Hélou en cette année cruciale où le pays reste sans gouvernement du 24 avril au 25 novembre, c’est de ténacité et de fermeté. Sa « position inébranlable » empêche tout accord avec les Palestiniens et la formation d’un cabinet de compromis œuvrant dans cette direction. De la part d’un homme politique réputé pour son « style jésuite » et sans assise populaire propre, cette conduite surprend. Hélou a perçu le dilemme dans ses termes les plus forts : ou bien l’État, ou bien le consensus islamo-chrétien dans le domaine de la souveraineté. Alternative tragique : que vaut l’État libanais sans le consensus, que vaut un consensus qui amène la « capitulation » de l’État ? À l’heure où de nombreux voient dans la « coordination » entre l’armée et les fedayins une solution de fait en attendant une meilleure conjoncture, Hélou est intraitable sur les principes : la cause palestinienne est noble, grande et exige notre appui, mais « nous ne pouvons pas nous laisser imposer, sur notre territoire, une présence et une stratégie dont nous n’avons pas eu à débattre et dont nous estimons, telles qu’elles veulent se manifester chez nous qu’elles ne font pas partie (à cette étape, du moins, du conflit israélo-arabe), d’un plan efficace ni étudié. »

Hélou n’est pas dans son combat une marionnette des chefs chrétiens dont chacun cherche, à l’approche de l’élection présidentielle, à se démarquer de l’autre. Il mène sa lutte solitaire dans les conditions les plus difficiles. Sur le plan intérieur, il a face à lui des leaders musulmans débordés par leur clientèle ; la brèche profonde dans le pays ne sépare pas seulement les confessions, mais aussi les générations et les idéologies nationalistes et marxistes ne cessent de se répandre. L’hostilité arabe, gouvernementale et populaire, est grande et coercitive. Sur le plan international, ni l’ONU, ni la France, ni les États-Unis ne peuvent ou ne veulent faire quelque chose.

Le compromis devenu obligatoire, le président de la république l’inscrit dans le cadre de deux principes : la négociation doit être le fait d’officiers libanais et s’établir sous l’égide du Commandement Arabe Unifié. Mais les « quelques jours de négociation au Caire ont été entachés par les contretemps, la malchance, voire la dérobade. » De nouveaux points apparurent dans l’accord final qui n’étaient pas dans le texte initial. Irresponsabilité du commandant général de l’armée qui signa un document violé constamment et dès les premiers jours de novembre, sinon plus tôt. En tout cas pour Charles Hélou et les divers juristes qu’il a consultés, l’accord du Caire n’est qu’un modus vivendi à caractère essentiellement militaire. 

Joe Khoury-Hélou a voulu inscrire Charles Hélou dans le destin politique d’un « Hamlet pris dans un inextricable dilemme ». Ce trait n’est pas le caractère du seul Hamlet et peut être ne lui appartient pas. Ce qui décrit bien le prince shakespearien du Danemark, c’est l’hésitation et les tergiversations. Or elles sont à l’opposé de ce qu’a mis au net l’ensemble de la démonstration.


 
 
D.R.
Que vaut l’État libanais sans le consensus, que vaut un consensus qui amène la « capitulation » de l’État ?
 
BIBLIOGRAPHIE
Charles Hélou, Hamlet de l’accord du Caire, Les secrets d’un mandat présidentiel de Joe Khoury-Hélou, préface par Edmond Jouve, Presses de l’Université Saint Joseph, 2014, 400 p.
 
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