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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Le long cheminement du dieu hébraïque


Par Farès Sassine
2014 - 07
Les œuvres qui s’interrogent sur la véracité historique des livres saints de telle ou telle religion ressemblent à des romans policiers dont le champ d’enquête est immense et dont les registres d’indices appartiennent à des domaines variés qui sont loin d’être toujours accessibles aux lecteurs cultivés. Ainsi en est-il des langues anciennes ou disparues et de leurs étymologies. L’ouvrage que Thomas Römer, titulaire de la chaire « Milieux bibliques » au Collège de France, consacré à l’invention du monothéisme, plus précisément du monothéisme juif, couvre plus d’un millénaire. Il va de la fin du XIIIe siècle avant l’ère chrétienne à l’époque hellénistique et même au-delà, à la période romaine : la révolte de Bar Khokba (132-135 après J.-C.) et la décision des Pharisiens au IIe siècle de répartir les textes sacrés du judaïsme en un triptyque : La Torah (le Pentateuque), les Nebiim (livres des prophètes), les Ketubim (Écrits). L’enquête recourt aux registres les plus divers : les critiques historique, géographique, philologique et exégétique comme les plus récentes découvertes de l’archéologie et de l’épigraphie. Le résultat bouscule tout notre paysage intellectuel. Il est cependant mené avec un tel soin que les plus hardies des conclusions ne paraissent pas outrageusement scandaleuses. Il est bien évident que Römer bénéficie d’une critique entamée dès le XIXe siècle et que chaque point évoqué suscite, entre les exégètes, d’innombrables litiges. Mais l’auteur de L’invention de Dieu possède indéniablement un don de la synthèse joint au contrôle et à l’articulation des détails. Ce qui lui permet de retracer le chemin d’un millénaire presque qui nous fait passer d’un dieu guerrier du désert à un dieu unique et innommable. 

Yhwh est le tétragramme qui a servi de nom au dieu d’Israël. On l’a écrit Yahvé alors que l’hébreu a un alphabet consonantique. Les bibles françaises le traduisent souvent par « le Seigneur » ou « l’Éternel ». Qu’il ait un nom implique qu’il est un dieu parmi d’autres. Qu’il soit celui d’Israël, une peuplade dont un dieu (El) figure déjà dans le nom, atteste qu’il lui est venu de l’étranger. Que signifie Yhwh ? Les hypothèses divergent. Après discussion et suite à de grands biblistes, Römer retient le sens de celui qui souffle, qui amène le vent. Or cela peut être un dieu de l’orage et inclure des aspects guerriers. 

Quelle est son origine géographique ? Les attestations les plus anciennes nous mènent en Palestine du Sud dans le territoire d’Édom et de l’Araba. Des témoignages archéologiques, épigraphiques et iconographiques font apparaître là des Shasou, semi-nomades, lors du passage de l’âge du bronze récent à celui du fer. Le dieu tutélaire de l’un de leurs groupes s’appelait Yhw. Est ainsi confirmée la tradition biblique selon laquelle Yhwh vient du « Sud ». Il serait lié à une montagne et aurait un double aspect, un dieu de la guerre et un dieu de l’orage, ce qui se comprend pour une population habitant des terres arides et en perpétuel conflit avec d’autres groupes ou le pouvoir égyptien.

Dans le chapitre 3 du livre de l’Exode, Moïse fait la connaissance de Yhwh chez les Madianites dont il a épousé la fille du grand prêtre, Çippora. Moïse est un nom d’origine égyptienne ; sa fuite d’Égypte fait suite à l’assassinat d’un contrôleur du pharaon qu’il vient d’y perpétrer. Les Madianites habitent la rive est du golfe d’Aqaba sur la voie qui mène d’Édom en Égypte. Ce sont des nomades paysans qui ont réussi à domestiquer le dromadaire. Connaissaient-ils la circoncision comme l’atteste le geste de Çeppora défendant Moïse contre son Dieu ? Yhwh est-il pour eux une divinité dangereuse dont il faut se protéger ? Le beau père apprenant tout ce que Yhwh a fait pour Moïse et Israël, son peuple, lui dit : « Et maintenant je sais que Yhwh est plus grand que tous les dieux. » De monothéisme, il n’est pas encore question.

Au moins jusqu’au VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, Yhwh est encore un dieu tutélaire au Sud. Aucun nom de lieu yahwiste en Canaan n’est attesté à l’époque. « L’arrivée de Yhwh dans le territoire d’Israël s’est peut être faite grâce à la rencontre d’un groupe nomade vénérant ce dieu avec une fédération des tribus du nom d’Israël. » Mais en dehors de la Bible (Deutéronome, ch. 33), nous n’avons aucune confirmation de ce point.

Nous ne pouvons ici nous appesantir sur une fresque dont les détails et les démonstrations ponctuelles font la richesse. Mais il semble que l’affirmation de Yhwh soit liée à l’établissement de la monarchie israélite puisque la victoire de Saül contre les Philistins est due à l’appui de ce dieu guerrier et que l’entrée de David dans Jérusalem fut accompagnée par l’arche où « Yhwh des armées » était présent. Quant à Salomon, dont l’existence n’est attestée par aucune source extérieure à la Bible, il paraît restaurer un temple déjà existant et où Yhwh n’est pas le seul dieu honoré.

Dans la période des deux royaumes d’Israël (au nord) et de Juda (au sud avec Jérusalem pour capitale), le second ayant survécu au premier et ayant écrit l’histoire à rebours de son point de vue, Yhwh est marqué au Nord par des influences phéniciennes et araméennes (il est représenté en Baal et en taureau), égyptiennes au Sud (dieu solaire). Mais il prend petit à petit la tête du panthéon. C’est avec les réformes du roi Josias vers 620 av. J.-C. que Dieu devient UN, c'est-à-dire qu’il est vénéré exclusivement et qu’il n’est lié qu’à un seul sanctuaire, le temple de Jérusalem. Il ne devient unique, transcendant, universel, qu’avec la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587 : le roi, le temple et le pays autonome ont vécu et les juifs sont dans la diaspora. La « religion du livre » est établie.

Nous avons précédemment dit que l’étude de la véracité des textes sacrés ressemble à une enquête policière. Nous pouvons maintenant affirmer qu’elle en est aussi le contrepoint : la certitude quiète révèle ses failles mais fait place aux hypothèses, aux probabilités, aux parallélismes littéraires et théologiques, à « l’imagination »… De L’invention de Dieu l’invention d’une invention !


 
 
L’étude de la véracité des textes sacrés ressemble à une enquête policière.
 
BIBLIOGRAPHIE
L’invention de Dieu de Thomas Römer, Seuil, 2014, 352 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166