Par Henry Laurens
2012 - 09
Auteur en particulier d'une histoire de l’empire portugais en Asie (1500-1700), Sanjay Subrahmanyam reçut la commande d'un éditeur d'une biographie de Vasco de Gama au début des années 1990. Il rappelle que cet ouvrage a été plutôt mal reçu au Portugal au moment de sa sortie. On accusait l’historien indien de s’en être pris à un héros national portugais. Pourtant rarement un auteur avait-il eu autant d’instruments à sa disposition : la connaissance approfondie de l’Inde et de l’océan Indien pour la période considérée et le dépouillement d’archives portugaises qui jusque-là n’avaient pas été exploitées. C’est déjà en cela un travail pionnier.
La biographie commence par le mythe de Vasco de Gama représenté par l’opéra de Meyerber sur un livret de Scribe daté de 1865 : un patriote, un explorateur intrépide, un héros romantique et chevaleresque qui fait rêver les femmes du monde entier. On passe ensuite au culte du héros national dans le Portugal de la fin du XIXe siècle. Du découvreur des Indes, on a voulu faire le rival et compétiteur de Christophe Colomb, son contemporain.
Pourtant on sait assez peu de choses sur son origine et sa personnalité. Par recoupement on peut dire qu’il est né en 1469 dans le sud du Portugal dans un milieu de petite aristocratie. Faute de connaissance directe du sujet, Sanjay Subrahmanyam décrit alors le milieu politique d’où a émergé son personnage : le Portugal de la « reconquête » sur l’Islam avec ses ordres militaires, son aristocratie turbulente et sa monarchie à tendance centralisatrice. L’expansion outre-mer a commencé vers 1430 avec l’exploration des îles atlantiques et de la côte ouest de l’Afrique. Si cette expansion est marquée par le commerce des esclaves et les premières plantations de cannes à sucre, elle a aussi une préoccupation religieuse, la recherche du mystérieux royaume chrétien du prêtre Jean qui permettrait de prendre le monde de l’Islam à revers. C’est le sens de la mission confiée à Bartolomeu Dias en 1487-1488 qui découvre le cap de Bonne-Espérance et le contournement de l’Afrique.
La complexité de la politique intérieure portugaise et les difficultés de la route atlantique expliquent le retard pris pour la mission suivante. C’est quand le roi Dom Manuel le choisit pour mener cette expédition que Vasco de Gama entre dans l’histoire. Il dispose de quatre bateaux avec un équipage comptant de 148 à 170 hommes. Ils partent en juillet 1497. On dispose d’une narration anonyme qui permet de suivre les péripéties du voyage. Le cap de Bonne-Espérance est passé le 22 novembre. On longe la côte orientale de l’Afrique. C’est que l’océan Indien est un monde plein de réseaux commerciaux intenses avec ses commerçants musulmans, indiens, voire même chrétiens orientaux. C’est dans l’île de Mozambique que Vasco de Gama se procure un pilote lui permettant de faire la traversée directe de l’océan Indien jusqu’à la côte indienne du Kerala, une traversée de 23 jours. Le 21 mai 1498, il arrive devant Calicut.
Ce n’est pas un monde inconnu. On y trouve des musulmans dont certains viennent d’Afrique du Nord, et l’arabe sert de langue de communication. Dans la recherche éperdue d’une puissance chrétienne, les Portugais confondent les temples hindous avec des églises !
Vasco de Gama alterne l’usage de la ruse et de la violence. Il se montre impitoyable avec les navires musulmans. L’esprit de croisade se mélange avec les appétits commerciaux. En septembre 1498 commence le voyage de retour. En juillet 1499, le roi du Portugal peut annoncer à l’Europe que le Portugal a bien découvert l’Inde (et non l’Espagne de Christophe Colomb). Vasco de Gama est couvert d’honneurs tandis qu’une nouvelle expédition plus importante est lancée sous la direction de Pedro Alvares Cabral. En 1502-1503, devenu « amiral des Indes », il effectue un second voyage. Il ne cesse de s’intéresser aux affaires indiennes et à la constitution de l’empire portugais. Il meurt durant son troisième voyage à Cochin en Inde en décembre 1524.
Dans une langue limpide, l’auteur décrit les complexités indiennes et portugaises, les ambitions religieuses et commerciales. Il cherche à montrer que la légende de Vasco de Gama s’est mise en place de son vivant et qu’il y a lui-même participé. Refusant de se faire le panégyriste de l’expansion européenne ou le porte-parole de ses victimes, il nous livre une vision plus nuancée, voire ironique de ces événements capitaux. Rétrospectivement, cet ouvrage important marque une étape vers la constitution d’une « histoire connectée » qui analyse l’histoire des relations entre les différents mondes et le rôle des passeurs dans une problématique de compréhension et non de passions nationales. Il était essentiel que le public francophone l’ait à sa disposition.